Virginie Dominguez, Servier : « nous avons corrigé le sous-investissement technologique, tout en développant l'innovation »
Industrie : L’IT travaille enfin en usine
La transformation numérique de l’industrie n’est pas chose nouvelle. Mais les multi-crises post covid, la concurrence internationale accrue et surtout, la maturité des technologies IoT, data, jumeaux numériques, IA, 5G, fabrication additive lui donnent un nouvel élan. Première génération de norme...
DécouvrirVice-présidente exécutive IT, data et digital, Virginie Dominguez conduit les trois grands chantiers de transformation numérique de Servier : l'optimisation de l'efficacité opérationnelle, la création de nouveaux produits et services pour les patients et professionnels de santé et, enfin, l'accélération de l'innovation thérapeutique. Un dernier enjeu stratégique pour la compétitivité du laboratoire.
PublicitéA la tête du département technologique de Servier - qui comprend la DSI, les équipes data et la transformation numérique -, Virginie Dominguez explique comment le sujet s'est mué en priorité stratégique au sein d'un groupe qui avait plutôt tendance à considérer l'IT comme une fonction support. Avant tout, le sujet de la data est devenu indissociable de l'efficacité des travaux de recherche, qui eux-mêmes conditionnent le succès futur du laboratoire français. Ce dernier, classé comme retardataire dans une évaluation sur sa maturité numérique en 2019, ambitionne de rejoindre le peloton de tête dès 2025. Ce qui l'a amené à rattraper le sous-investissement technologique des années passées par de grands programmes dans les infrastructures et la modernisation applicative.
Porté par une dynamique positive, avec plus de 9% de croissance du CA lors du dernier exercice fiscal clos fin septembre, à 5,3 Md€ (même si l'exercice est marqué par une perte conséquente de 623 M€, venant avant tout du règlement d'une amende visant à solder le dossier du Mediator), Servier se tourne maintenant vers les maladies rares et l'oncologie, un sujet auquel le groupe consacre 70% de ses investissements en R&D. Le groupe vise les 8 Md€ de chiffre d'affaires en 2030, dont 3 en oncologie. Le 2ème laboratoire français emploie 21 900 collaborateurs. 800 personnes (internes et externes) travaillent dans les équipes de Virginie Dominguez, polytechnicienne arrivée dans le groupe en 2020, après plus de 15 ans chez Orange. Elle détaille pour CIO les grands enjeux de la mue numérique de Servier.
En janvier 2020, vous avez rejoint le groupe Servier avec un rôle autour de la transformation numérique. A quoi ressemble cette ambition au sein d'un groupe comme Servier ?
Virginie Dominguez : Dans l'industrie pharmaceutique, les opportunités de transformation numérique se situent sur l'ensemble de la chaîne de valeur, d'autant que Servier est un groupe intégré, avec des activités dans la recherche, les essais cliniques, la fabrication de médicament, la distribution et la promotion auprès des professionnels de santé. Je soulignerais toutefois trois enjeux principaux : l'accélération de l'innovation thérapeutique, l'amélioration des services pour les professionnels de santé et pour les patients et l'amélioration de la productivité tout au long de notre chaîne de valeur. Concernant l'accélération de l'innovation thérapeutique, nous avons un enjeu majeur sur l'augmentation de la probabilité de succès des travaux de recherche. Aujourd'hui, dans notre industrie, 90% des projets thérapeutiques se soldent par des échecs. Nous explorons donc le rôle que pourraient avoir la data et l'IA dans l'amélioration de ce taux, en améliorant la compréhension d'une pathologie, en aidant à mieux identifier les cibles thérapeutiques - la protéine ou le gêne qu'il faut essayer d'inactiver - et en simplifiant le design des meilleurs candidats médicaments. Nous avons, par exemple, développé des plateformes d'IA, embarquant des graphes de connaissances, pour effectuer des corrélations entre des maladies, des protéines et des gênes, afin d'identifier ces cibles thérapeutiques. D'autre part, le numérique nous permet de créer de nouveaux produits et services pour les patients et professionnels de santé notamment sur l'adhésion thérapeutique des patients à leur traitement. Enfin, comme dans d'autres industries, c'est un levier d'amélioration de l'efficacité de la production et de la chaîne logistique, ainsi que de leur durabilité.
PublicitéPourquoi le sujet de l'efficacité de la R&D est-il stratégique pour Servier ?
Dans l'industrie, l'investissement nécessaire au développement d'un nouveau médicament est actuellement d'environ 2 Md€. Tout ce qui concourt à augmenter la probabilité de succès des recherches, mais aussi à réduire le temps nécessaire pour mettre sur le marché une nouvelle molécule joue donc un rôle majeur. Aujourd'hui, mettre sur le marché un nouveau médicament demande entre 10 et 15 ans si on tient compte de l'ensemble du cycle, depuis les premières phases de recherche jusqu'à la commercialisation/mise à disposition du médicament pour les patients ; chaque mois gagné, chaque année gagnée devient donc un enjeu majeur pour nous et pour les patients qui attendent un traitement. Nous avons lancé plusieurs initiatives visant cet objectif. Par exemple, sur le dépôt réglementaire, préalable à toute mise sur le marché, nous menons un projet de refonte de nos systèmes pour diviser par deux la durée nécessaire à cette étape, qui demande actuellement en moyenne 9 mois pour chaque pays où nous souhaitons commercialiser un médicament. Sur les essais cliniques, nous avons lancé des initiatives autour de la data, pour repérer plus rapidement les patients potentiels, les centres de recherche investissant sur le sujet concerné et analyser plus rapidement les résultats. Sur Google Cloud Platform (GCP), nous avons ainsi développé pour nos chercheurs une plateforme analytique baptisée Axe (Advanced Analytics Environment), qui permet de ramener de deux ou trois semaines à une demi-journée la durée moyenne de traitement de certaines études sur les essais cliniques, tout en augmentant les volumes de données traitées et les capacités de calcul à disposition. 300 chercheurs exploitent cet outil chaque mois.
« Avec l'IA générative, nous avons un prototype en cours aux Etats-Unis, afin d'accélérer la rédaction de dossiers réglementaires, chacun d'entre eux comportant des centaines, voire des milliers de pages. »
Quel sont aujourd'hui les résultats de ce recours croissant à l'IA dans la R&D ?
Rappelez-vous qu'il faut entre 10 et 15 ans pour mettre sur le marché un nouveau médicament. Le succès des outils digitaux déployés il y a trois ans ne sera donc pleinement établi que dans 7 ans, au mieux. Entre temps, on ne peut que mesurer des étapes intermédiaires, soit les phases de design, de conception, de tests et d'analyse du cycle DMTA (Design, Make, Test, Analyze). Une fois la cible thérapeutique choisie, la première étape consiste à designer une molécule qui pourrait venir l'inactiver, du fait de sa forme et des interactions moléculaires. Nous avons conçu un algorithme de Machine Learning pour proposer de nouvelles molécules répondant à ces critères. Ce même algorithme effectue également de la prédiction de propriétés, notamment de toxicité, par l'ingestion des bases de données publiques sur la chimie. Ceci permet d'accélérer les phases de conception et de tests, en éliminant d'emblée les molécules ayant potentiellement des propriétés gênantes. Nous sommes en train d'essayer d'améliorer cet outil, appelé Drug Design Engine, par l'introduction de l'IA générative sur le volet proposition de nouvelles molécules. Sur les prédictions de propriétés, nous préférons nous en tenir à des modèles déterministes.
Toujours avec l'IA générative, nous avons également un prototype en cours, aux Etats-Unis, sur la rédaction de dossiers réglementaires -chacun d'entre eux comporte des centaines, voire des milliers de pages -, afin que l'algorithme propose des templates types de dossiers qui sont ensuite vérifiées et complétées par les équipes. Dans la même volonté de gain de temps, un autre prototype, appelé Document Explorer, exploite les LLM (Large Language Model) pour analyser les documents scientifiques et en proposer une synthèse, tout en conservant le lien vers l'information d'origine. Cette automatisation ne remplace pas la lecture des études par les spécialistes, mais leur permet de repérer rapidement les documents ayant le plus d'intérêt pour eux.
En plus de la transformation numérique, la DSI vous a rapidement été rattachée. Pourquoi ce choix ?
Même si ce rattachement est intervenu quelques mois après mon arrivée dans le groupe, il a toujours fait partie de la vision du président de Servier. La démarche consistait à monter les équipes digitales et data, qui n'existaient pas à mon arrivée, puis à les intégrer avec celles de l'IT au bout d'un an. Comme nous avions des travaux de rattrapage à mener en termes d'infrastructures IT, ce rapprochement s'est en réalité produit un peu plus tôt que prévu. Dans la pharmacie, de nombreux sujets sont liés à la data : notre métier consiste largement à générer de la donnée scientifique. Or, cette donnée est stockée dans nos systèmes, l'enjeu de modernisation et d'ouverture de notre socle technologique s'est donc imposé immédiatement.
Historiquement, dans la pharmacie, les systèmes d'information sont pourtant plutôt considérés comme n'étant pas au coeur de l'activité...
Nous partions effectivement d'une situation de sous-investissement chronique. Comme partout dans la pharmacie, les fonctions technologiques étaient considérées chez Servier avant tout comme des fonctions support. J'ai intégré le Comex en octobre 2021, après avoir réussi à démontrer le rôle stratégique de la technologique dans nos métiers. Pour réduire la dette technique, nous avons alors entamé une refonte globale de l'infrastructure, via un programme appelé Orion que nous venons tout juste de clôturer. Orion a duré environ 4 ans et demi et a mobilisé plus de 300 personnes. Notre entreprise est directement présente dans 70 pays, et, auparavant, presque chaque site était relié au siège de Suresnes, sur un modèle en étoile. Nous avons migré l'essentiel de nos infrastructures dans le cloud, avec 5 hubs à l'international, des infrastructures globalisées, supervisées et bénéficiant d'une sécurité renforcée. Nous avons également refondu le WAN, le LAN et équipé 80 sites d'un Wifi unifié. Un salarié peut désormais se déplacer d'un site à l'autre de façon transparente, en conservant ses paramètres de connexion. Enfin, un grand nombre d'applications restaient inaccessibles à distance. Nous avons développé un portail applicatif, permettant aux salariés de se connecter partout dans le monde, depuis n'importe quel terminal. Le Covid a été un accélérateur pour cette transformation de l'espace de travail.
Sur le site de Gidy, dans le Loiret, la principale usine du groupe Servier. Un vaste programme de modernisation applicative vise à faire converger toute la production vers SAP S/4 Hana. (Photo : Adrien Daste / Servier)
Concernant le cloud, quels choix avez-vous effectués ?
Nous opérons à la fois du cloud public, via un partenariat avec Google sur la Data Platform et le choix d'Azure pour les infrastructures, et du cloud privé. Nous conservons deux datacenters principaux, le premier à Suresnes, au sein de notre siège, et le second à Gidy, dans le Loiret, où est situé notre principal site industriel. Avant, nous avions de petites salles serveurs dans la plupart des pays. Notre stratégie, dite Serverless à l'international, vise à les remplacer, avec deux exceptions majeures que sont les 16 sites industriels et les labos de R&D où nous conserverons de petits datacenters pour des raisons de protection des données et de temps de latence.
En parallèle, vous avez lancé un projet de refonte applicative, visant une convergence vers S/4 Hana. Où en êtes-vous sur ce projet clef ?
Initialement, nous partions d'une situation où on comptait quasiment autant d'ERP que de pays où nous sommes présents, soit 70. Le programme Jazz vise à faire converger cet ensemble vers S/4 Hana. Sur le domaine commercial, la migration a démarré il y a trois ans. A ce jour, une dizaine de pays ont basculé vers le nouvel environnement, dans une logique de plaques régionales. Sur le domaine industriel, plus complexe, nous sommes entrés en phase de conception du nouvel environnement. A ce jour, notre principal site industriel, à Gidy - qui représente 40% de la production du groupe - tourne encore sur SAP ECC 6, tandis que les autres usines utilisent JDEdwards. Cette modernisation applicative s'étend aussi au SIRH, avec un nouvel outil en production depuis un an, ou à la R&D, via la création d'un cockpit co-développé avec Salesforce afin que les chercheurs puissent échanger leurs données, suivre le portefeuille de projets et gérer leur activité. Cette forme de CRM du chercheur, construit sur mesure en mode agile, a mobilisé 400 personnes et a coûté environ 30 M€. Le cockpit, qui a demandé trois ans de travaux, est déployé en production depuis environ un an.
Quel rôle joue le numérique dans la transformation de vos activités industrielles et logistiques ?
Le numérique est également la clé pour la transformation de notre industrie afin de délivrer de manière optimale les traitements dont les patients ont besoin. Dans le cadre du programme ERP - qui court au total sur 5 ans et va concerner des milliers de collaborateurs -, nous allons déployer notre premier pilote sur un site industriel en Irlande, à partir de septembre ou octobre 2024. Par ailleurs, nous avons entamé le déploiement des composants dédié à la planification (APS) et à l'exécution (MES) pour une couverture logicielle de bout en bout, l'ERP seul ne couvrant environ que 60% du processus. Si les déploiements sont échelonnés sur 5 ans, les composants ont été conçus ensemble, pour s'assurer de leur cohérence.
Et nous n'avons pas attendu le déploiement de ce programme, appelé Morpheus, pour avancer sur la transformation numérique de ce pan de notre activité. La supply chain a même été la bénéficiaire des premières applications data que nous avons développées. Historiquement, nous étions une industrie surcapacitaire. La fin de cette ère nous a obligés à mettre en place des processus de planification des ventes et des opérations plus élaborés. Par exemple, via une consolidation des stocks en temps réel. Pour les process industriels, nous récupérons aussi les données de nos équipements, pour faire des études de déviation et optimiser le paramétrage des machines en fonction des données environnementales. Actuellement, nous testons également l'automatisation du calcul de l'efficacité globale de nos équipements sur une de nos usines en Egypte, qui produit pour l'Afrique et le Moyen-Orient. Enfin, nous avons développé un outil de suivi de l'impact environnemental de notre production et de notre réseau de distribution, afin de travailler à la réduction des émissions générées par nos activités.
« Le Comex de Servier a décidé d'allouer des moyens conséquents à la transformation numérique du groupe, bien au-dessus des benchmarks de l'industrie en général et de la pharmacie en particulier. » (Photo : Thomas Leaud)
Pour alimenter ces programmes, la donnée est évidemment centrale. Quels investissements avez-vous réalisés en la matière ?
C'est un projet que nous avons lancé rapidement après mon arrivée, dès novembre 2020, avec la construction d'un datalake sur GCP. Cette vision technologique d'une plateforme unique de données à l'échelle du groupe était d'autant plus importante que nous partions d'un SI fragmenté, comptant environ 2 000 applications métiers avec de nombreuses bases de données en silos. Aujourd'hui, nous n'en gérons plus que 1350 ; le mouvement de décommissionnement est donc massif.
Dans ce paysage fragmenté, pour réaliser des croisements de données efficaces, nous avions besoin d'une source unique d'informations. Toute la donnée, scientifique, de production ou commerciale, est aujourd'hui intégrée dans une plateforme unique. De son côté, notre Data Factory est organisée en mode produits, avec un pôle en charge de la gouvernance et du master data management. S'y ajoutent trois équipes d'expertise technique sur l'analytique, la Data Science et le DataOps et deux pôles verticaux, le premier dédié à la recherche et le second à l'ensemble des autres métiers. Une fois la donnée dans la Data Platform, elle peut donc être exploitée pour de nombreux cas d'usage différents. Ce qui permet de mutualiser les travaux d'ingénierie. Sur ce volet data, notre principal client en interne, ce sont les métiers de la R&D ; la moitié des budgets et ressources leur est consacrée.
Comment ont évolué les budgets portant ces programmes ? Ces enveloppes sont-elles aujourd'hui sous pression comme c'est le cas dans d'autres entreprises ?
Nous avons la chance d'être gouvernés par une fondation, sans pression actionnariale, nous sommes donc totalement consacrés à la découverte et à la mise à disposition de solutions thérapeutiques innovantes pour les patients, de manière pérenne. Comme nous sommes convaincus que la technologie doit nous aider à accélérer l'innovation thérapeutique, le Comex a décidé d'allouer des moyens conséquents à la transformation numérique du groupe, bien au-dessus des benchmarks de l'industrie en général et de la pharmacie en particulier. Nous voulons à la fois terminer la modernisation de nos systèmes, en partant des infrastructures pour remonter aux applications métiers, tout en développant la Data Platform et les cas d'usage associés, tant pour la R&D, que pour la finance, les équipes industrielles ou celles en charge des opérations. Sans oublier le développement de nouveaux services pour les professionnels de santé et patients, comme des sites éducationnels ou des apps compagnons pour les guider dans l'observance de leur traitement. Pour que la transformation numérique ne soit pas cannibalisée par le traitement de l'obsolescence et le fonctionnement des systèmes, nous avons sanctuarisé un budget dédié à celle-ci. Tout compris, le budget technologique de Servier s'élève à 210 M€.
Quelles sont vos priorités des prochains mois ?
Avant tout préparer l'accélération sur la data. Après avoir refondu les infrastructures et développé les premiers cas d'usage - ce que nous avons appelé la saison 1 -, nous avons lancé depuis octobre une phase d'industrialisation sur la data et l'IA. Sur notre prochain exercice fiscal, nous avons prévu de presque doubler notre budget consacré à ces sujets, avec pour ambition de développer un modèle hybride. Mes équipes se concentreront sur l'ingénierie, la plateforme, les travaux analytiques avancés, tandis que les métiers seront accompagnés vers une plus grande autonomie en matière d'analyse de leurs données. Des Chief Data Officer sont ainsi en train d'être recrutés dans chaque département. Notre ambition, c'est que chaque collaborateur devienne un data citizen.
Article rédigé par
Reynald Fléchaux, Rédacteur en chef CIO
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