Vincent Champain (Framatome) élu Stratège IT 2024 : « appliquer des méthodes industrielles à l'IT »
Stratège IT 2024. Le Chief Digital & IT Officer de Framatome arrive en tête des votes des lecteurs de CIO. Un scrutin qui récompense son positionnement au coeur de la relance du nucléaire en France.
PublicitéArrivé en 2019 au sein de Framatome, Vincent Champain a été plongé au coeur de la relance du programme nucléaire français (14 nouveaux réacteurs de type EPR2, dont six lancés immédiatement). Un véritable électrochoc pour une filière qui a traversé un marasme profond long d'une décennie, depuis la catastrophe de Fukushima en 2011. Et qui se trouve aujourd'hui face à un calendrier serré et des enjeux majeurs d'accélération et de contrôle des coûts, autant de sujets sur lesquels le numérique joue un rôle clef. Ce sont ces enjeux stratégiques, que Vincent Champain est venu expliquer dans nos colonnes (comment la DSI de Framatome sort de son hiver nucléaire) et dans notre studio (Le PLM au coeur de la relance du nucléaire en France), que nos lecteurs ont choisi de récompenser dans le cadre de Stratèges IT 2024.
Parmi les 1247 votes que nous avons enregistrés (après vérification des emails associés), Vincent Champain devance de plus de 100 voix Virginie Dominguez, la vice-présidente exécutive IT, data et digital de Servier, qui conduit les trois grands chantiers de transformation numérique du 2e laboratoire français : l'optimisation de l'efficacité opérationnelle, la création de nouveaux produits et services pour les patients et professionnels de santé et, enfin, l'accélération de l'innovation thérapeutique. Cette dernière devance de quelques voix Hélène Chaplain, la DSI de Pernod Ricard, qui est venue détailler dans nos colonnes la stratégie data du groupe.
CIO: Quelle est votre réaction à l'annonce de votre prix de Stratège IT 2024 ?
Vincent Champain : C'est avant tout la reconnaissance des progrès accomplis par toute une équipe, progrès qui ont porté sur le renforcement des infrastructures et des applications, mais surtout sur l'industrialisation, consistant à appliquer des méthodes industrielles à l'informatique. Dans un contexte comme le nôtre, où les coûts sont très ajustés, c'est un levier essentiel pour améliorer la qualité et c'est une tendance clef de l'évolution de nos métiers. En 2022, le Gartner prédisait que le CIO allait devenir le COO, autrement dit le responsable de la performance de bout en bout. Il ne peut plus se contenter de s'occuper de la technologie, mais doit donc étendre son périmètre d'action aux processus.
PublicitéQuels sont les grands axes de la stratégie sur lesquels vous vous êtes appuyés pour moderniser l'IT de Framatome, en support à la relance du nucléaire ?
Le premier facteur reste évidemment l'équipe. Comme disait Steve Jobs, 'on ne recrute pas des personnes compétentes pour leur dire quoi faire, on les recrute pour qu'elles nous disent quoi faire'. Le second tient à l'accent porté sur l'industrialisation. En général, au sein d'une DSI, on trouve des experts de la technique et des projets, moins des experts des processus. C'est un chantier auquel nous nous sommes attachés. Par exemple, le responsable de la transformation digitale était auparavant le directeur de la qualité du groupe, avec un profil d'ingénieur spécialiste des métiers de la production. Un choix atypique qui s'est révélé très intéressant. Le troisième facteur réside dans notre stratégie d'amélioration reposant à la fois sur les processus et les outils. En général, on demande à la DSI de se cantonner aux outils, pour laisser les aspects processus aux métiers. Ce qui a deux limites. D'abord, si l'IT ignore comment l'outil sera utilisé, le résultat sera au mieux médiocre. Par ailleurs, si le processus est optimisé en ignorant les contraintes d'architecture ou les limites techniques, l'IT va se heurter à des difficultés de gestion au quotidien, en maintenance ou en intégration. Nous avions donc besoin d'un partenariat fort entre les spécialistes du Lean et de l'efficacité opérationnelle d'un côté et les spécialistes IT de l'autre.
Le succès ou l'échec de la DSI est souvent lié au contexte dans lequel elle est plongée. Car l'IT peut facilement devenir le coupable idéal...
Comme une part croissante de l'activité des métiers passe par le numérique, la DSI peut rapidement devenir victime de ce que j'appelle la malédiction des coûts. Les coûts IT augmentent, tandis que les bénéfices du numérique restent confinés aux métiers. Ce qui fait que la DSI se fera vilipender. Mettre en regard les coûts de l'IT avec la performance des métiers et recycler une partie des économies constatées par les métiers dans l'IT apparaissent donc essentiel et doivent faire partie du dialogue entre la DSI et la présidence de l'entreprise. Ce qui suppose, en miroir, une approche très soucieuse des coûts de la DSI, qui doit éviter les buzz, les surinvestissements ne générant aucune valeur dans les lignes métiers. L'exemple type, c'est l'IA, avec des usages très rentables et d'autres, comme Copilot, pour lesquels les gains apparaissent limités au regard des coûts.
Quelles ont été les premières étapes de modernisation sur lesquelles vous avez convergé avec la direction de Framatome ?
En parallèle, nous avons lancé trois actions prioritaires. Une première sur le développement d'une activité cyber et de solutions digitales. Nous venons de finaliser un rachat dans la cybersécurité (Allentis, NDLR) qui fait suite à d'autres opérations de ce type. La seconde était la mise en place de cette équipe performances digitales, dont le leader a une forte culture processus et métiers. La troisième a consisté à investir dans la modernisation, avec un focus marqué sur la valeur rendue aux métiers et sur la recherche d'économies recyclables, afin de refinancer le développement par la suite.
Par ailleurs, au sein de notre IT, structurée en plusieurs niveaux - notamment avec un GIE commun à Framatome et Orano -, j'ai proscrit les critiques entre collègues. Un état d'esprit qu'on essaie de conserver, et qui s'avère très important avec des processus de plus en plus compliqués.
La centrale de Penly en Seine-Maritime. Le site doit accueillir deux nouveaux EPR de seconde génération, avec une première mise en service attendue en 2035. (Photo : EDF)
Comment avez-vous fait évoluer les compétences pour accompagner cette stratégie ?
D'abord, nous avons voulu sortir du faire-faire. La vraie compétence, c'est celle du faiseur. Nous avons donc réinternalisé des prestations. Nous avons ensuite voulu étendre la logique de l'unification de l'équipe avec les prestataires, notamment les deux principaux que sont Atos et Helpline. Situés en bout de chaîne, ces derniers étaient souvent les coupables idéaux. Nous avons donc retravaillé les processus de bout en bout. Cela s'est accompagné d'une révision des objectifs. En cas de difficultés, blocage d'un cycle ou ralentissement des utilisateurs, le partenaire et nous supportons des inconvénients comparables. Les incidents leur coûtent presque aussi cher qu'à nous !
Quels sont les principaux défis que vous avez rencontrés depuis votre arrivée chez Framatome ?
Le premier défi a été de faire comprendre que la réussite d'un projet IT repose sur des critères très similaires à ceux qui font la réussite d'un grand projet nucléaire : le soin consacré à la phase de design, la clarté de l'équation entre les objectifs fixés et les moyens - rien n'est pire qu'un projet démarrant en retard et lancé dans une course qu'il ne peut gagner -, la qualité des équipes, l'alignement entre les différents membres du comité exécutif.
Par ailleurs, dans une entreprise ayant une forte pression opérationnelle comme Framatome, il faut trouver le moyen de laisser de la place aux sujets importants, mais non urgents. Par exemple, comment anticipe-t-on les risques cyber liés à la cryptographie ? Comment réaliser des feuilles de route sur trois ou quatre ans permettant aux équipes de sortir d'une gestion de crise permanente ? Ou encore, comment pousser les équipes à ne pas seulement traiter les problèmes, mais aussi réparer les processus ? Dans une DSI réalisant 300 à 400 projets par an, la tendance naturelle est de laisser beaucoup de place à ce que j'appelle la plomberie. Il faut trouver le moyen de donner davantage de place au long terme. On ne fait jamais assez d'architecture et toujours trop de plomberie.
Est-ce que le fait d'appartenir à une filière très intégrée, mais aussi très régulée, amène des contraintes supplémentaires ?
C'est d'abord un atout. Nous avons ainsi accès au supercalculateur d'EDF, Cronos. Pour des ingénieurs, il s'agit d'un terreau extraordinaire où la compétence technologique est reconnue. Mais c'est une filière étroitement régulée. En général, cette régulation, visant avant tout à contrôler les risques, va de pair avec une culture plus hiérarchique. Il faut trouver le bon équilibre entre ce contrôle des risques et la capacité de chacun à s'exprimer. Le tout dans une industrie très critique : un jour d'arrêt d'un réacteur représente des millions d'euros perdus. Ce qui peut provoquer des accélérations de l'horloge considérables en interne. De ce côté-là, les méthodes industrielles ont beaucoup à apporter, tant pour améliorer la qualité que pour lutter contre une approche trop hiérarchique. Les méthodes issues de Toyota ont précisément été inventées dans les années 50 pour corriger les problèmes de méthodes beaucoup plus centralisatrices et hiérarchiques, venant du fordisme.
Quelles sont vos priorités pour 2025 ?
Chaque année, j'ai l'habitude de parler des 4 P : les processus, les people, les projets - comme SAP S/4 Hana ou l'accompagnement de la standardisation des EPR - et... les pesos. Tenir les budgets est devenu particulièrement difficile pour les DSI du fait à la fois de l'inflation des tarifs pratiquée par les fournisseurs, mais aussi du renforcement du dollar, qui a atteint un pic historique.
Dans ce contexte, il est important de conserver un coup d'avance. Dans les discussions avec les spécialistes des budgets, qui ont une approche très comptable, la logique va se focaliser sur la recherche de l'économie incrémentale. Mais, dans la technologie, ce sont les ruptures qui amènent des réductions de coûts massives. Par exemple, sur les outils de communication, la priorité n'est pas de rechercher une économie à la marge, mais de mettre en place un environnement permettant de supprimer les téléphones fixes. Nous allons également nous intéresser à la gestion de l'accumulation des données. Avec le cloud et avec l'approche silotée où la DSI est vue comme un fournisseur de solutions, la tendance est à la surconsommation des données et à leur stockage sur des infrastructures systématiquement coûteuses. Via un projet appelé Digital 5S - soit une déclinaison de la méthode industrielle 5S ciblant l'optimisation de l'environnement de travail -, nous allons mieux stocker les données, par exemple en plaçant les documents de travail à part ou en logeant dans un répertoire spécifique les gros fichiers dont il existe une copie, etc. Avec ces actions, nous visons une économie de 20 à 30% sur les coûts de stockage. S'y ajoute la segmentation entre données chaudes et données froides, pour lesquelles on est prêt à accepter un temps d'accès en heures. On peut alors diviser les coûts par un facteur allant de 10 à 100. Cette approche nécessite un partenariat très poussé tant avec les métiers qu'avec les directions de la protection.
Article rédigé par
Reynald Fléchaux, Rédacteur en chef CIO
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