Vers une protection des oeuvres créées au moyen de l'IA ?
L'IA générative vient interroger les législations existantes de protection des oeuvres. Et ce des deux côtés de l'Atlantique. De premières pistes d'adaptation de la doctrine se dessinent, expliquent les avocates Christiane Féral-Schuhl et Justine Sinibaldi.
PublicitéÀ l'issue d'un bras de fer avec l'Office américain du Copyright (USCO), l'Américaine Elisa Shupe, auteure d'un livre écrit à base de textes générés sur ses instructions par ChatGPT, a obtenu que ses droits de copyright soient reconnus. Cette décision semble un premier pas vers la reconnaissance d'une protection des oeuvres créées au moyen de l'intelligence artificielle.
Toutefois, dans cette affaire, la protection accordée par l'USCO reste limitée à la « sélection, la coordination et l'arrangement du texte généré par l'IA » (USCO Registration record Registration record TX0009377452 : "Authorship: Selection, coordination, and arrangement of text generated by artificial intelligence"). L'office américain précise ainsi que le contenu généré par l'IA n'est pas protégé en dehors de cette « compilation » ; en d'autres termes, si Elisa Shupe bénéficie d'une protection sur le livre dans son ensemble - toute reproduction étant interdite -, elle n'a aucun droit sur les phrases du roman prises isolément (USCO Correspondance 1-6AIQP79 du 5 avril 2024: "We also amend the application to exclude the artificial intelligence-generated content present in the work by excluding AI-generated text from the claim to copyright"). La protection accordée par l'USCO s'apparente ainsi à celle qui est accordée à l'auteur d'un ouvrage compilant des poèmes qu'il n'a pas écrit.
Analyser la contribution de l'auteur au cas par cas
Cette décision confirme toutefois la volonté de l'Office américain du Copyright d'ouvrir la voie à une protection des oeuvres générées par l'intelligence artificielle telle qu'elle résulte de ses directives relatives aux oeuvres comprenant des contenus générés par l'IA, publiées en mars 2023 (USCO - Copyright Registration Guidance: Works Containing Material Generated by Artificial Intelligence). L'USCO y rappelle que le copyright ne pouvant protéger que la créativité humaine, il lui appartient d'analyser, au cas par cas, quelles ont été les contributions de l'auteur humain à l'oeuvre sur laquelle un droit de copyright est revendiqué. La réponse dépendra donc des circonstances, en particulier du fonctionnement du système d'IA et de la manière dont il a été utilisé pour créer l'oeuvre finale.
Précédemment, la bande dessinée Zarya of the Dawn avait également suscité des débats. Admise à la protection du copyright en septembre 2022, l'office américain était revenu sur son analyse en février 2023 et avait partiellement annulé le copyright accordé à l'auteure Kristina Kashtanova. Cette bande dessinée de 18 pages avait été réalisée avec l'assistance de Midjourney qui avait généré les dessins sur la base de prompts de l'auteure (descriptions textuelles fournies par l'auteure). Le nouveau certificat délivré par l'USCO protège dorénavant les seuls éléments pour lesquels l'auteure pouvait revendiquer la qualité d'auteur, à savoir sur « le texte » d'une part, et « la sélection, la coordination et l'arrangement du texte créé par l'auteur et les contenus générés par l'IA » d'autre part. Le nouveau certificat exclut en revanche expressément les oeuvres générées par l'IA (USCO, Correspondance du 21 février 2023, Zarya of the Dawn).
PublicitéQuid des oeuvres totalement générées par l'IA ?
Une telle position est-elle transposable en France ? Pour l'heure, les oeuvres créées sans intervention humaine ne peuvent pas davantage être protégés par le droit d'auteur en France. En effet, le droit d'auteur, tel que prévu par le Code de la propriété intellectuelle, ne s'applique qu'à des « oeuvres de l'esprit » dotées d'un caractère original. Une oeuvre doit ainsi être le reflet de la personnalité de son auteur pour être protégée par le droit d'auteur, ce qui signifie qu'une intervention humaine est indispensable. Une création « assistée par l'IA » pourrait donc être éligible à la protection du droit d'auteur, sous réserve que l'utilisateur humain maîtrise les choix créatifs et intervienne suffisamment pour que l'oeuvre en résultant soit considérée comme porteuse de l'empreinte de sa personnalité (Féral, Contenus générés par une intelligence artificielle : qui détient quels droits ? ; 19 mars 2024).
Mais qu'en est-il des créations « générées » par l'IA sans intervention humaine ? Dans son rapport « Mission intelligence artificielle et culture », en date du 27 janvier 2020, le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) a exploré des pistes alternatives au droit d'auteur classique pour protéger spécifiquement les oeuvres générées par l'intelligence artificielle. Faut-il créer un droit d'auteur à la manière d'un droit voisin ? Un droit sui generis sur le modèle du droit du producteur de données ? Un droit spécial du droit d'auteur qui édicterait un cadre de protection ajusté et adapté ?
Attention aux conditions générales d'utilisation des IA génératives
Plus récemment, une « Proposition de loi visant à encadrer l'intelligence artificielle par le droit d'auteur », en date du 12 septembre 2023, propose de considérer que « lorsque l'oeuvre est créée par une intelligence artificielle sans intervention humaine directe, les seuls titulaires des droits sont les auteurs ou ayants droit des oeuvres qui ont permis de concevoir ladite oeuvre artificielle » (Proposition de loi n° 1630 du 12 septembre 2023). Cette proposition reste toutefois critiquée par la doctrine.
La Commission européenne estime de son côté que la création d'oeuvre par l'IA ne mérite pas une intervention législative spécifique et n'envisage donc pas de réviser la directive européenne sur le droit d'auteur et les droits voisins (Réponse donnée par le Commissaire européen au marché intérieur T. Breton à la question parlementaire n° E-000479/2023, 31 mars 2023).
Enfin, dernier point de vigilance pouvant influencer les droits sur les oeuvres créées au moyen des systèmes d'IA, les conditions générales d'utilisation de ces systèmes. En effet, celles-ci peuvent prévoir, selon le cas, des stipulations pouvant impacter les droits sur les oeuvres créées avec leur assistance. Ainsi, à titre d'exemple, les conditions d'utilisation de Midjourney prévoient que les utilisateurs consentent à Midjourney une « licence de droit d'auteur perpétuelle, mondiale, non exclusive » sur les éléments qu'ils produisent en utilisant la plateforme. Les conditions d'utilisation de ChatGPT prévoient, en revanche, que les utilisateurs sont titulaires des droits de propriété sur les données de sortie et qu'OpenAI leur cède tous ses droits, titres et intérêts, le cas échéant, sur lesdites données.
Cette tribune a été rédigée en collaboration avec Justine Sinibaldi, avocate senior au sein du cabinet Féral.
Article rédigé par
Christiane Féral-Schuhl, cofondatrice du cabinet FÉRAL
Christiane Féral-Schuhl est avocate associée du cabinet FÉRAL. Depuis plus de 35 ans, elle exerce dans le secteur du droit du numérique, des données personnelles et de la propriété intellectuelle. Elle est également inscrite sur la liste des médiateurs auprès de différents organismes (OMPI, CMAP, Equanim) ainsi que sur la liste des médiateurs de la Cour d'Appel de Paris et du Barreau du Québec (en matière civile, commerciale et travail). Elle a été nommée seconde vice-présidente du Conseil national de la Médiation (2023-2026).
Elle a publié plusieurs ouvrages et de nombreux articles dans ses domaines d'expertise. Dont, tout récemment, « Adélaïde, lorsque l'intelligence artificielle casse les codes » (1ère BD Dalloz, 16 mai 2024) avec l'illustratrice Tiphaine Mary, également avocate.
Elle a présidé le Conseil National des Barreaux (2018-2020) et le Barreau de Paris (2012- 2013). Elle a également co-présidé avec le député Christian Paul la Commission parlementaire sur le droit et les libertés à l'âge du numérique et a siégé au Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (2013-2015) et au Conseil Supérieur des tribunaux administratifs et des cours d'appel administratives (CSTA CAA -2015-2017).
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