Réussir sa transformation digitale : quatre grands groupes témoignent - partie 2/2


De l’industrie aux services, les leviers de la transformation digitale
Transformation digitale ou transformation numérique ? La question ne porte pas sur le vocabulaire mais sur le périmètre de la transformation. Nous vous proposons dans ce CIO.focus d'en avoir la démonstration au travers de témoignages de DSI d'entreprises aussi bien industrielles que de services....
DécouvrirLa transformation digitale est aujourd'hui bien entamée dans les entreprises. Nous avons souhaité faire un point d'étape, en nous intéressant au chemin déjà accompli. Issus de l'industrie, des services financiers ou de la distribution spécialisée, plusieurs acteurs européens ont accepté de partager l'expérience acquise lors des premières étapes de leur transformation. Partie 2/2. Première partie publiée également ce jour.
PublicitéQu'il s'agisse de Bosch, Michelin, Adeo ou Edenred, les quatre entreprises étudiées partagent toutes une conviction : les données forment le moteur de la transformation. « Il faut comprendre pour agir, sinon on navigue au doigt mouillé », prévient Franck Cazenave, Directeur de la transformation digitale Villes et Immobilier chez Bosch France. « La transformation digitale commence par savoir ce qui se passe. Ce sont les données qui permettent de faire la jonction entre le monde physique et digital. Une fois que les données sont disponibles, on peut faire des analyses, et une fois qu'on dispose de ces analyses, la prise de décision devient possible. » Dans cette optique, Bosch a par exemple équipé le magasin d'un client de capteurs pour compter le nombre de passages devant chaque produit. « Nous croisons les données collectées avec le chiffre d'affaires par produit. Cela permet d'identifier des produits stars et d'autres qui fonctionnent moins bien, et de réagencer le magasin en fonction de ces informations. Une fois ces changements effectués, les données permettent de vérifier si elles ont un impact sur le CA et le parcours des clients. C'est une démarche de test & learn : l'entreprise essaye, apprends puis change. »
Chez Edenred, le passage au digital a permis d'acquérir une visibilité sur les utilisateurs finaux, auparavant impossible. Le groupe s'est ensuite servi de cette connaissance pour créer de nouveaux services. « Nous avons plus de 800 000 clients dans le monde, 1,6 million de partenaires et 45 millions d'utilisateurs. Avant le digital, nous ne connaissions pas ces utilisateurs », raconte Konstantinos Voyiatzis, directeur scientifique du groupe. « Maintenant, nous avons une application mobile qui leur est destinée, qui leur montre le type de restaurants autour d'eux, fournit des données sur leur consommation, affiche leur solde, leur permet de recevoir des promotions, et dans certains pays de réserver une table et payer sa consommation. » Les données transactionnelles ainsi collectées représentent une source d'information précieuse pour le groupe, qui après les avoir anonymisées les exploite pour proposer des services aux restaurateurs. « Nous pouvons indiquer le nombre de clients potentiels autour de leur établissement, les statistiques de fréquentation par heure, les types de menus choisis par les clients », décrit le directeur scientifique.
L'IA en ligne de mire
Michelin disposait de nombreuses données, mais les premières initiatives digitales ont permis de révéler que leur qualité n'était pas toujours à la hauteur des enjeux. Cette situation peut devenir problématique pour aller plus loin dans la transformation, en particulier quand il s'agit de déployer des technologies d'IA et de Machine Learning. Le Chief Digital Officer, Eric Chaniot, estime en effet que ces technologies fonctionnent comme une loupe, en amplifiant le moindre problème de qualité au niveau des données. Pour éviter que cet enjeu de qualité ne devienne un obstacle ralentissant la transformation, le groupe a recruté début 2019 un Chief Data Officer et fait de l'amélioration de la qualité des données une priorité pour les années à venir.
PublicitéSi Adeo a choisi de démarrer sa transformation par les processus et la culture agile, le groupe travaille également sur les données. « L'utilisation de la data est clef. Que peut-on anticiper ? Peut-on prédire n'importe quel aspect de l'entreprise, du contrôle de gestion aux ventes ? Nous avons la chance d'avoir beaucoup de données clients et un historique important, mais pour l'instant nous sommes en mode très réactif. Nous ne sommes pas encore dans un data-driven software development, où ce sont les données et le machine learning qui indiquent ce qu'il faut construire. C'est la direction vers laquelle nous allons », témoigne le DSI Matthieu Grymonprez.
Le groupe Bosch a démarré sa transformation avec les technologies de l'Internet des Objets (IoT). Désormais, ses efforts se concentrent sur l'IA. « L'intelligence artificielle n'en est qu'au début de ses applications. Pour la prochaine décennie, nous voulons être capables d'intégrer ces nouvelles technologies et de les utiliser dans des produits et services destinés aux clients. Le Bosch Center for Artificial Intelligence (BCAI) a été mis en place en 2017 dans ce but. Il emploie plus de 1000 personnes travaillant sur l'IA, qui développent des usages et collaborent avec les universités. L'objectif est de se mettre en marche pour être capables de s'approprier les technologies les plus avancées et acquérir ce savoir en temps voulu », raconte Franck Cazenave. Outre ces projets de R&D, le groupe investit fortement sur la formation de ses collaborateurs. « Nous visons 20 000 collaborateurs formés à l'intelligence artificielle (IA), aussi bien des ingénieurs que des managers. Ces derniers ont en effet besoin de comprendre le potentiel des technologies pour gérer les équipes chargées de les mettre en oeuvre. C'est un champ de formation très important au sein du groupe Bosch, nous avons toute une chaîne d'e-learning dédiée », témoigne Franck Cazenave.
La transformation digitale redessine la fonction IT
Yves Caseau, sur son blog dédié à l'architecture organisationnelle, rappelle que la transformation digitale s'appuie sur l'excellence du backbone opérationnel, constitué notamment des processus et du système d'information. « Ce backbone opérationnel n'est pas le résultat, mais la condition de la transformation digitale, de la même façon qu'un système d'information exponentiel est le socle de la transformation digitale », écrit-il. La fonction IT est donc en première ligne pour accompagner la transformation dans le temps.
Pour être en mesure de soutenir la stratégie digitale, l'organisation IT doit au préalable repenser ses pratiques et ses modes de travail. « Nous avons basculé d'une orientation de type projets, avec des investissements par lignes d'activité, vers une culture de la production digitale, où les métiers sont totalement embarqués », témoigne Matthieu Grymonprez. Cette culture s'est traduite par une refonte de l'organisation IT, avec des communautés digitales organisées par produits, proches de chaque métier. « C'est un mode de fonctionnement très différent des grands projets IT. Les équipes sont autonomes, elles ont une prise directe sur les décisions. On passe d'un modèle de type Capex à Opex, avec beaucoup de cloud. » Selon lui, le plus gros changement pour l'entreprise est de concilier le rythme des investissements avec le flux des livraisons d'applications, qui interviennent sur des cycles beaucoup plus courts, en agile.
Les collaborateurs IT apprécient en général cette évolution, qui leur permet de développer de nouvelles compétences. « Mes anciens collègues des infrastructures sont tous passés à l'infrastructure-as-code, ils sont formés à GCP, aux APIs, à MongoDB, aux architectures modulaires », illustre par exemple le DSI d'Adeo. Cependant, il faut aussi faire comprendre cette nouvelle culture IT aux métiers. « L'IT est créatrice de valeur par l'agilité, en déverrouillant des problèmes, en travaillant par l'expérience utilisateur. Les designs d'interfaces parlent tout de suite aux utilisateurs, plutôt que des cahiers des charges très longs et abstraits. » Si certains acteurs perçoivent très vite les bénéfices, d'autres attendent d'avoir des preuves. « L'adoption vient aussi avec le succès des premières releases. Sur les premiers cycles, les métiers observent, et très vite ils vont gérer le backlog, car ils ont confiance dans la capacité de l'IT à délivrer », constate Matthieu Grymonprez.
Un changement d'échelle pour les équipes
La mise en place d'une stratégie digitale globale demande également des ressources. « Le digital représente une culture différente, avec de nombreux impacts sur les organisations, surtout au niveau IT. Celle-ci change de dimension », souligne Konstantinos Voyiatzis. Aujourd'hui, la fonction IT chez Edenred regroupe 1 500 personnes, avec un budget représentant entre 12 et 15% du chiffre d'affaires. « 95% de nos investissements portent aujourd'hui sur l'IT », précise le directeur scientifique et ancien DSI groupe.
De son côté, Adeo a décidé de construire ses propres systèmes partout où il souhaitait faire la différence, au lieu de s'appuyer sur des solutions du marché. « Ce n'est pas différenciant d'attendre qu'une fonctionnalité arrive chez un éditeur. Il suffit de regarder le nombre de logiciels achetés qui ont dû être retouchés, car ils ne répondaient pas assez aux besoins du métier », pointe le DSI. Conséquence, le nombre de produits digitaux chez Adeo a grimpé, pour atteindre près de 700 à l'heure actuelle.
Le groupe Bosch profite pour sa part d'une capacité inégalée, construite au fil du temps grâce au développement des logiciels embarqués dans l'automobile. À l'heure actuelle, 30 000 développeurs travaillent uniquement sur le logiciel, l'industriel bénéficiant ainsi de « l'une des plus grosses SSII intégrées », selon Franck Cazenave.
A l'inverse, Michelin a démarré sa transformation avec une petite équipe digitale de six personnes. le but était alors d'aller vite. Cette équipe a identifié cinq projets, avec l'objectif de les concrétiser dans un délai de six semaines - un pari réussi pour trois d'entre eux. Le but était de montrer en interne que les initiatives digitales ne s'appréhendent pas de la même façon que les projets classiques. Dans ce domaine, Éric Chaniot est convaincu que c'est la vitesse et l'exécution tactique qui font la différence, plutôt que l'élaboration d'une stratégie globale, souvent assez similaire entre acteurs d'un même marché. Dans un groupe comme Michelin, habitué à raisonner sur le long, voire le très long terme, cela représentait un changement culturel majeur.
En l'espace de quatre ans, cette équipe digitale est passée de 6 à 600 personnes. Le CDO estimait que l'entreprise devait acquérir une véritable expérience autour du digital, en disposant de ses propres capacités en interne. Le groupe a ainsi mis en place des digital factories proches de ses métiers et des différentes entités géographiques. À la demande de Jean-Dominique Senard, tous les projets digitaux devaient passer par ces équipes, distribuées dans tout le groupe. Ces digital factories ont contribué à aborder les sujets de transformation comme des initiatives globales, un aspect clef pour bâtir des plateformes.
Le modèle des plateformes au coeur de la création de valeur
Selon Yves Caseau, « les approches de plateformes sont incontournables dans le monde numérique parce que les technologies accélèrent les effets de réseaux ». La mise en oeuvre de plateformes digitales fait partie des capacités clefs à mettre en place pour créer de la valeur avec la transformation digitale. Cette approche de plateforme « permet de construire les offres digitales à partir de composants modulaires qui encapsulent les données métiers, les processus et les capacités propres de l'entreprise », explique-t-il sur son blog.
En passant au digital, Edenred a repris et décliné ce modèle avec succès. « Avant, nous fonctionnions beaucoup par pays, car les offres dépendaient fortement des législateurs nationaux. Avec le passage au digital, nous cherchons désormais à construire des plateformes communes. Tous les pays d'Europe ont par exemple la même plateforme d'autorisation (PPS, détenue conjointement par Edenred et Mastercard), qui gère la sécurité des cartes. Nos solutions Fleet & Mobility, des cartes permettant de payer les frais de carburant, de parking ou de péage pour les véhicules professionnels, reposent quant à elles sur une plateforme globale », illustre Konstantinos Voyiatzis. « Nous utilisons nos assets IT pour créer de nouvelles offres et proposer de nouveaux services, comme les CESU (Chèques Emploi Service Universel) en France, ou une offre de conciergerie, avec des services comme le pressing. Notre plan stratégique 2020-2022 nous montre que nous avons encore beaucoup de travail pour atteindre notre plein potentiel », ajoute-t-il.
Le challenge du legacy
Pour construire ces plateformes et les services qui les alimentent, les grands groupes doivent souvent composer avec un existant rarement adapté, mais indispensable au fonctionnement des activités opérationnelles. Rendre ces systèmes compatibles avec le monde digital nécessite un travail important sur l'architecture. « Pour moi, une transformation digitale part d'une vision d'entreprise, avec une bonne capacité technologique en soutien. L'architecture technologique doit en découler, avec des blocs correspondant à des produits digitaux », estime Matthieu Grymonprez. « Par exemple, si je désire avoir la capacité de gérer moi-même mon entrepôt, je découpe cette fonctionnalité avec des API entrantes et sortantes. »
Ce redécoupage n'est pas toujours simple à effectuer. « Un ERP couvre beaucoup de 'building blocks' différents. Est-ce qu'on le découpe ? C'est une question délicate. Sur d'autres applicatifs, avec un bon système d'API, on peut partir des écrans et redévelopper », ajoute le DSI d'Adeo. « Nous sommes partis de cette vision et nous avons entièrement découpé le SI en architecture building blocks, puis nous avons fait un mapping de nos produits. » En Europe, Adeo n'avait pas de système de gestion intégrée type ERP, mais un legacy mis en place il y a longtemps. « Historiquement nous gérions la tarification dans le legacy, ainsi que les gammes et assortiments. Pour rendre l'expérience utilisateur plus agréable, nous avons ajouté des technologies au-dessus de ce legacy, comme MongoDB ou Kafka. Cette approche nous permet de l'isoler et de le protéger tout en le décommissionnant au fil du temps. Quand nous aurons enlevé le dernier morceau, nous pourrons le supprimer », explique le DSI. Le groupe Michelin a procédé de la même façon, recourant aux API pour intégrer les données issues de ses systèmes legacy avec les applications digitales.
Changer la manière de mesurer le succès
Si la création de valeur est la finalité de la transformation digitale, encore faut-il savoir comment la mesurer. « Que rapporte la transformation ? Pour connaître sa capacité de création de valeur, il faut bien se lancer une première fois, afin que la direction financière puisse mesurer la valeur et comprendre les nouvelles méthodes de valorisation », témoigne le DSI d'Adeo. La mise en place d'un fonctionnement par produits plutôt que par projets change le modèle de financement, ainsi que la manière de calculer la rentabilité. « Les produits sont constamment financés, car une équipe travaille dessus en permanence. C'est la fin des débats sur les coûts du build versus le run, ainsi que des cycles en dents de scie, où l'on faisait semblant de croire qu'entre deux projets, les produits ne vivaient pas. Mieux vaut des petites releases fréquentes qu'une énorme release tous les quatre-cinq ans. » Dans ce contexte, les indicateurs de réussite sont ceux des métiers, et considérer les dépenses IT de façon isolée n'a guère de sens. « Si l'on reste dans le mode projets et ROI, il est très dur de se transformer en agile », prévient Matthieu Grymonprez.
Franck Cazenave évoque de son côté l'impact social et sociétal de certains projets de transformation. « Nous travaillons sur des solutions d'accessibilité, pour aider par exemple les personnes à mobilité réduite à trouver facilement une place de parking, ou sur l'éclairage intelligent, qui se déclenche uniquement au passage d'un individu. Quand de tels projets réussissent, c'est gratifiant. Ils ont un impact sur le quotidien des individus. » Pour le directeur de la transformation digitale, « faire en sorte que la transformation digitale serve au plus grand nombre en construisant des solutions duplicables est également clef pour être efficace sur le plan entrepreneurial. »
Article rédigé par

Aurélie Chandeze, Rédactrice en chef adjointe de CIO
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