Quand les nouvelles applications réduisent la productivité
Les DSI font face à une énigme : la productivité des employés ne suit pas le rythme des progrès technologiques. En cause : la multiplication des applications, l'épuisement professionnel et les résultats incertains des IA.
PublicitéCes dernières années, des centaines de nouvelles applications ont vu le jour, notamment pour la visioconférence, le suivi des tâches ou l'assistance aux utilisateurs pilotée par l'IA. Pourtant, certains responsables informatiques n'ont étrangement constaté aucun gain de productivité chez les employés de leur organisation.
Les éditeurs de nombreuses applications et plateformes ont promis des gains de productivité. Certains ont tenu parole. Mais, globalement, le secteur semble être en train de connaître un nouveau paradoxe de Solow, au sein duquel la productivité des employés ne correspond pas à l'avancement rapide des services IT disponibles.
Evaluer l'impact du télétravail
Pour Faisal Masud, président de HP Digital Services, cette stagnation de la productivité u cours des dernières années pourrait être liée à la volonté des entreprises de ramener leurs collaborateurs au bureau, créant une tension entre les préférences des employés - continuer à travailler à domicile - et les pressions exercées par ces employeurs.
Certaines études ont, en effet, montré que les employés sont plus productifs lorsqu'ils télétravaillent - d'autres études sont arrivées à la conclusion inverse - même si cette organisation présente certains inconvénients, notamment la perte de connexion avec les collègues et la multiplication des visioconférences, souligne Faisal Masud. Les télétravailleurs sont confrontés à une « dérive des usages de la visioconférence, avec des appels se succédant les uns après les autres, explique-t-il. J'ai connu des [chefs de produit] qui avaient 12 réunions par jour. Quand travaillent-ils avec un pareil rythme ? »
Le bruit de fond applicatif
Mais l'endroit depuis lequel les employés travaillent n'est qu'un paramètre entrant en jeu dans le paradoxe de la productivité. Les employés sont également confrontés à une surcharge d'applications, explique Faisal Masud, qui a occupé des postes de direction chez Alphabet (la maison-mère de Google), Amazon et Staples (fourniture de bureau). Une application sert à suivre les tâches, une autre à remplir les notes de frais, une troisième à discuter avec les collègues, d'autres à fournir des services de visioconférence distincts. Et chacune présente ses propres particularités. « En général, on finit par n'utiliser que cinq ou six applications, indique Faisal Masud. Le reste n'est que du bruit. »
Ce dernier, qui s'intéresse depuis longtemps à la productivité des col blancs, fait référence à un graphique du cabinet Gartner sur l'impact de la prolifération des applications. Environ 40 % des employés de bureau interrogés par Gartner en 2023 devaient utiliser plus de 11 applications pour faire leur travail, et plus d'un tiers d'entre eux ont déclaré avoir manqué des mises à jour importantes sur leur lieu de travail en raison du nombre d'applications qu'ils utilisent ou du volume d'informations qu'ils reçoivent.
Publicité« La complexité de cet écosystème numérique, lui-même en pleine expansion, fait que les employés avancent sur une voie très étroite vers une amélioration de leur productivité, ce qui se traduit par du temps de travail perdu », a écrit Faisal Masud, sur LinkedIn.
Le plongeon de la productivité française
Les observations du dirigeant sur le retard de productivité des collaborateurs sont confirmées par le Bureau américain des statistiques sur le travail (US Bureau of Labor Statistics). L'organisation gouvernementale a constaté que la productivité au travail, ou la production par heure, a diminué au cours de six des dix trimestres séparant le quatrième trimestre 2020 et le premier trimestre 2023. Elle est restée stable au cours d'un autre trimestre parmi les quatre restant. La productivité des travailleurs a bondi de près de 20 % au deuxième trimestre 2020, lorsque de nombreux employés ont commencé à télétravailler mais ces gains se sont rapidement stabilisés. Sur le long terme, la productivité du travail aux États-Unis n'a augmenté que de 0,8 % entre 2010 et 2018, selon le même organisme.
En Europe, et singulièrement en France, la situation apparaît même plus dégradée. Dans un billet de blog publié en juillet dernier, l'Insee note que la productivité apparente du travail en France a reculé de 3,5 % entre 2019 et 2023, alors qu'elle progressait de 0,5 à 0,6 % par an en moyenne sur la période courant de 2011 à 2019. « Ainsi, par rapport à sa tendance antérieure, la productivité en France accuse un retard d'environ 5,5 points en 2023 », écrit l'organisme de statistiques hexagonal, évoquant des facteurs comme le prix de l'énergie ou la dynamique d'innovation.
Un rebond porté par l'IA
Notons toutefois que, tout récemment, les États-Unis ont connu une inversion de tendance, avec cinq trimestres consécutifs de croissance de la productivité du travail depuis début 2023, cette progression étant souvent liée aux investissements dans les infrastructures, à la formation des employés et aux avancées technologiques. Cette dernière période de gains de productivité coïncide avec le déploiement d'assistants modernes à base d'IA.
Bien que la corrélation entre ce rebond de la productivité et la technologie ne puisse être confirmée à ce stade, certains fournisseurs d'assistants à base d'intelligence artificielle n'hésitent pas à marteler que leurs produits ont entraîné d'importants gains de productivité. Par exemple, huit mois après le lancement de son assistant Copilot, Microsoft affirme que 70 % des utilisateurs ont constaté des gains de productivité avec cet outil.
L'économie de l'attention... au bureau
Mais certains responsables IT s'interrogent encore sur le réel apport de la technologie en matière de productivité, beaucoup n'étant pas totalement convaincus par les copilotes et d'autres s'interrogeant sur le retour sur investissement de l'IA. À l'instar de Faisal Masud de HP, Steve Taplin, Pdg de l'entreprise de développement de logiciels Sonatafy Technology, estime que la source du nouveau paradoxe de productivité réside dans la surcharge d'applications et de plateformes : « les employés sont bombardés de multiples plateformes, chacune prétendant améliorer l'efficacité, mais la réalité c'est qu'elles peuvent créer davantage de complexité et de charge cognitive. Le nombre d'outils que les employés doivent gérer peut devenir écrasant. » Un peu comme si l'économie de l'attention, qui porte la logique des applications grand public comme les réseaux sociaux, déteignait sur l'entreprise.
En outre, de nombreux employés sont censés être toujours disponibles par le biais du courrier électronique, de la messagerie instantanée ou des applications de vidéoconférence, ce qui peut conduire à des formes d'épuisement professionnel. « Bien que ces outils puissent être bénéfiques, une dépendance excessive et l'attente d'un engagement constant peuvent conduire au stress et à l'épuisement professionnel, ajoute Steve Taplin. Pour lutter contre ce phénomène, il est essentiel de fixer des limites, d'utiliser ces outils avec discernement et de rationaliser le nombre de plateformes utilisées. »
Et de recommander aux DSI et aux autres responsables de prendre régulièrement le pouls des membres de leur équipe pour évaluer leur bien-être et leur charge de travail. Ils devraient également promouvoir ce qu'il appelle une « culture de la concentration ». « Encouragez un environnement de travail où les employés peuvent se concentrer sur une seule tâche à la fois, suggère-t-il. Mettez en oeuvre des politiques qui minimisent les réunions et les interruptions inutiles, afin de donner au personnel IT le temps nécessaire pour s'attaquer aux projets de manière réfléchie et approfondie. »
Baisse de productivité temporaire ?
Selon le professeur Timothy Bates, du College of Innovation and Technology de l'université du Michigan, cette baisse de productivité peut toutefois être temporaire et correspondre à la période où les entreprises déploient de nouveaux outils informatiques. Les employés ont besoin de temps pour apprendre et s'adapter aux nouvelles applications, ce qui entraîne un « facteur de surcharge cognitive », explique Timothy Bates, ancien directeur technique de Lenovo et de General Motors. « Les employés peuvent se sentir dépassés par la courbe d'apprentissage constante [qu'ils vivent dans leur entreprise] et la multiplicité des outils, ce qui peut entraîner une baisse temporaire de la productivité », assure-t-il
Le burnout reste toutefois un problème, en particulier chez les employés de l'IT, en raison du rythme rapide des changements technologiques et d'une culture de travail privilégiant la connexion permanente, souligne l'universitaire. « Il existe également un décalage dans les attentes. Les entreprises mettent en oeuvre ces outils puissants en s'attendant à des résultats immédiats, ce qui met la pression sur les équipes informatiques qui doivent fournir des résultats rapidement, souvent sans le soutien ou les ressources nécessaires. »
Conseillers pédagogiques plus productifs
La chute de la productivité n'est toutefois pas généralisée, souligne Jamie Smith, DSI de l'Université de Phoenix (Arizona). Certaines organisations semblent trouver des gains de productivité grâce aux outils d'IA. Être ce, même si l'université en ligne n'a pas enregistré les bénéfices qu'elle attendait des assistants de codage basés sur l'IA, reconnaît le DSI.
« Nos ingénieurs logiciels, en particulier les plus expérimentés, ont été lents à adopter le potentiel des GPT en raison de problèmes de confiance et, dans certains cas, des limites réelles de ces outils », explique-t-il. Il s'attend toutefois à ce que ces assistants soient de plus en plus adoptés au fur et à mesure de leur évolution. Notamment pour automatiser des tâches vues comme fastidieuses par les développeurs, comme la maintenance des codes existants, ajoute- Jamie Smith.
À l'Université de Phoenix, l'IA semble déjà stimuler la productivité et améliorer le soutien aux étudiants, selon le DSI. L'université utilise des outils basés sur l'IA pour aider les conseillers pédagogiques, en générant des résumés des conversations avec les étudiants et en envoyant des textes personnalisés. « Nos conseillers pédagogiques sont en mesure de gérer 400 étudiants simultanément au lieu de 300 auparavant, car les conversations sont beaucoup plus efficaces lorsqu'on dispose de résumés des dix derniers échanges », souligne le DSI.
À long terme, Faisal Masud de HP se veut optimiste, et pense que la productivité des cols blancs augmentera, car une nouvelle génération d'IA et d'autres outils informatiques conduiront à des organisations plus légères, remplaçant les tâches de management des employés que les cadres intermédiaires ont traditionnellement effectuées. « La couche des cadres intermédiaires va commencer à disparaître rapidement, affirme-t-il. Je pense que nous nous trouvons à ce point d'inflexion étrange où les choses sont sur le point de changer radicalement dans une direction amenant de vrais gains de productivité. »
Article rédigé par
Grant Gross, CIO US (adapté par Reynald Fléchaux)
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