Pierre Calvanèse, manager de transition IT : « Nous sommes des opérationnels, pas des consultants. »

Manager de transition depuis plus de 10 ans, Pierre Calvanèse a accompagné des organisations dans leur transformation digitale en France et en Suisse. Expert en gouvernance et performance des systèmes d'information, il cumule plus de 25 ans d'expérience dans le domaine des technologies de l'information, dont près de 15 ans dans des ESN et cabinets de conseil comme Capgemini, BearingPoint, Altran et GFI Consulting. Pour CIO, il explique les fondamentaux du management de transition IT et analyse l'évolution de ce marché avec la crise sanitaire.
PublicitéCIO : pour commencer, pouvez-vous nous présenter le management de transition et le marché français dans ce domaine ?
Pierre Calvanèse : à l'origine, le management de transition est un modèle anglo-saxon, qui a démarré aux Pays-Bas. La France a pris le train en route, et le modèle s'est développé depuis une quinzaine d'années, avec quelques cabinets spécialisés. On peut citer par exemple Valtus, X-PM, Delville Management, Robert Walters ou Wayden. Généralement il s'agit de pure players, car c'est un métier différent de celui du recrutement, avec un modèle économique particulier et des ressources délimitées dans le temps. Toutefois, les grands cabinets de recrutement ont presque tous leur practice aujourd'hui, car le marché explose. Il y a une vraie accélération sur ce mode de fonctionnement, car les entreprises cherchent plus de flexibilité, de la séniorité, afin de combler les trous dans la raquette dans un environnement de plus en plus incertain.
Historiquement, le management de transition est né sur les métiers de la production industrielle, et petit à petit le modèle s'est étendu à toutes les fonctions. D'abord la direction générale, la direction d'usine, de site, puis les fonctions transversales clefs : direction financière, DRH, contrôle de gestion, direction comptable et direction des systèmes d'information.
Les cabinets fonctionnent soit en portage, quand les managers n'ont pas de société, ou bien par facturation quand ceux-ci possèdent leur propre société - le plus souvent en SASU. Les missions se déroulent généralement sur 3, 6, 9 mois, rarement plus d'un an. En 2021, la durée moyenne d'une mission est de 7 mois, selon la fédération nationale du management de transition (France Transition).
CIO : quelles sont les spécificités du management de transition dans l'IT ?
Pierre Calvanèse : il y a beaucoup de turn-over sur les postes de DSI, c'est un secteur très mouvant. Le marché s'est ouvert notamment pour assurer les périodes de transition entre un DSI et son successeur. Il y a aussi des DSI sortants qui veulent se repositionner sur ce type de mission.
Pour les managers de transition, le premier périmètre d'action concerne des remplacements « au pied levé », avec un management de relais ou qui intervient en cas de crise, de retournement. Il faut alors un DSI capable de prendre un rôle très opérationnel. Les managers de transition arrivent sur le poste dans des situations souvent critiques, voire délicates, ils doivent reprendre les rênes rapidement, pour assurer le run, le build et poursuivre la transformation en cours. Leur rôle est aussi d'apporter une réassurance aux équipes internes. Il faut aller très vite pour piloter le périmètre confié, d'où des audits flash et rapports d'étonnement courts.
PublicitéLe deuxième périmètre d'action porte sur la direction de la transformation. Les managers interviennent sur des plans très critiques et ambitieux. Ces missions embrassent des périmètres importants, souvent complexes et pluridisciplinaires, où il faut travailler avec des partenaires, éditeurs et intégrateurs. Les entreprises sont encore peu pourvues en direction de la transformation, avec le niveau de séniorité et de transversalité requis. Elles vont chercher cette expérience à l'extérieur, mais font appel au management de transition, car elles ne souhaitent pas forcément recruter en CDI ces profils très seniors. Cela permet aussi à celles qui souhaitent recruter de prendre le temps pour recruter un directeur de transformation et lui confier les rênes par la suite, en assurant une transition « en biseau ». Les directeurs de la transformation « de transition » sont des managers qui ont déjà géré de telles transformations, avec une appétence pour les sujets liés aux systèmes d'information, mais aussi métiers et partenaires. Sur ces missions, les managers de transition viennent aussi bien relayer des DSI installés que des DSI qui partent.
Enfin, il y a aussi de nombreuses entreprises engagées dans des plans d'acquisition, de cession, qui ont besoin durant ces périodes sensibles de trouver des personnes pour piloter leurs systèmes d'information, accompagner les métiers, augmenter la productivité et accélérer l'innovation. De tels profils ne sont pas légion, ils sont difficiles à recruter : elles font alors appel aux managers de transition très expérimentés.
CIO : quels types d'organisations font appel aux managers de transition ?
Pierre Calvanèse : la maturité des organisations entre en compte. Certaines sont assez matures dans leur approche RH et leur direction, et elles avancent vite. Mais le modèle est aussi un apprentissage pour beaucoup d'entreprises, tous les cas de figure sont présents. Il y a des entreprises dans lesquelles interviennent plusieurs managers de transition, sur différents projets stratégiques et de transformation. L'avantage, c'est qu'ils se comprennent tout de suite et ont les mêmes réflexes.
Si les grandes organisations multisectorielles font souvent appel à des managers de transition, les entreprises de plus petite taille, les ETI sont aussi de plus en plus demandeuses. Souvent, ces dernières se tournent vers le management de transition quand elles sont en croissance, elles n'ont pas toujours eu le temps de structurer en interne des postes stratégiques.
Enfin, quelques cabinets se sont spécialisés sur les start-ups. Celles-ci sont accompagnées par des fonds, et ce sont ces fonds qui sollicitent les managers de transition, afin d'accompagner l'entreprise dans son recrutement stratégique. Dans ce type de cas, les profils sont un peu différents, avec un accent mis sur la capacité de travailler en mode agile.
CIO : la pandémie a-t-elle eu des effets sur ce marché ?
Pierre Calvanèse : la pandémie a fortement accéléré la digitalisation, des plans de transformation qui étaient encore dans les cartons sont devenus prioritaires. Les systèmes d'information se sont décentralisés, délocalisés avec un mode collaboratif qui n'était pas toujours en place ni mature, notamment pour le distanciel. Les DSI ont dû se mobiliser. Au passage, cela a révélé la capacité d'une entreprise à se digitaliser pour offrir une continuité de service. Il a fallu répondre dans l'urgence, avec des plans de crise pour assurer la continuité des opérations. Cela a entraîné une demande accrue sur les directeurs de transformation, mais aussi sur les responsables de la sécurité des systèmes d'information. Il y a une énorme pénurie de managers de transition RSSI, pour accélérer les plans de sécurisation ou accompagner la création d'un poste de RSSI, en mettant en place des dispositifs de sécurité, en démarrant un poste qui n'existait pas. Il existe une forte demande non pourvue, en raison d'un risque cyber qui a explosé ces derniers temps.
Aujourd'hui, les dispositifs mis en place à cette occasion ont perduré. Il faut désormais les consolider, renforcer les compétences des managers sur l'accompagnement du changement. Sur ce type de mission, la crise a été un accélérateur, car elle a bousculé les habitudes, les usages, les projets. Il faut faire des retours d'expérience, adopter une vision hélicoptère, transversale, avec des objectifs en termes de performance et de résultats, car le temps est compté.
Un autre enjeu concerne les Chief Data Officers (CDO). La gouvernance de la donnée est très mal adressée aujourd'hui. On recherche beaucoup de CDO par intérim, à tous les niveaux, pour intervenir par exemple sur la conformité - le sujet du RGPD n'est pas terminé, les feuilles de routes doivent être exécutées ; ou pour mettre en place une vraie gouvernance de la donnée. C'est un vrai besoin, au même titre que les RSSI.
CIO : pourquoi certains managers choisissent de se tourner vers le management de transition ?
Pierre Calvanèse : il existe plusieurs profils de managers de transition. Certains sortent d'une entreprise et ont pour objectif de reprendre un CDI ultérieurement. Le management de transition est alors une étape dans leur carrière. D'autres, même s'ils reçoivent des propositions d'embauche, ne souhaitent pas intégrer une entreprise, car ils apprécient le modèle et souhaitent conserver leur autonomie. Le fonctionnement en mode projet leur convient, ils ont le goût de l'action « coup de poing ». Leur motivation, c'est le challenge, le fait d'arriver dans une situation avec un vrai défi : une situation de crise, une équipe en perdition, un projet où il faut remotiver les troupes, la remise en route d'un plan.
CIO : qu'est-ce qui distingue le manager de transition des managers internes, et quelles sont les compétences importantes pour ce type de mission ?
Pierre Calvanèse : un manager de transition n'est pas un consultant. Il est dans l'entreprise, c'est un opérationnel. C'est également un vrai caméléon, qui s'adapte en permanence aux situations qu'il rencontre. Les managers de transition ont un code éthique : c'est d'autant plus important que lors des missions, ils sont parfois détenteurs de données très sensibles. Le comportement, la posture, la loyauté, le devoir d'alerte sont essentiels, tant pour le client que pour leur propre réputation et celle du cabinet, leur client final, qui leur trouve la mission.
C'est aussi un défi de court terme. Il faut être très opérationnel, aller vite en mode projet, avec des objectifs, une feuille de route, des livrables, tout en mettant l'accent sur l'humain, le management. La capacité à élaborer une vision à 360°, à comprendre rapidement le métier de l'entreprise et ses problématiques est essentielle. Il faut aussi savoir faire un reporting à très haut niveau, auprès de la direction générale. Les sponsors sur ces missions sont typiquement des présidents, directeurs généraux ou des directions métier. Dans le même temps, il faut adopter un savoir être avec les équipes, comprendre leur organisation, leur culture et reporter aux bons niveaux, avec des modes de communication adaptés à chacun d'entre eux.
Un autre point intéressant avec les managers de transition est qu'ils n'ont pas d'enjeu politique, car ils ne se positionnent pas sur le moyen et long terme. Nous avons un devoir de conseil et une liberté de parole qui peuvent être précieux pour les directions générales. Cela nous permet de remonter des alertes, d'avoir si nécessaire des points sans concession avec les collaborateurs, car nous sommes là pour faire avancer les choses. Le but n'est pas de provoquer des conflits, mais d'être des facilitateurs. Nous devons parfois rappeler que nous sommes là pour accompagner, afin de ne pas être vus comme les futurs successeurs du DSI. Nous ne prendrons la place de personne dans l'entreprise !
Enfin, la conduite du changement dépend beaucoup de la capacité pédagogique du manager. Il s'agit d'expliquer, d'accompagner les équipes sur le pourquoi et le comment on fait, afin de rendre claire et pérenne la transformation qu'on opère.
CIO : comment se passe le suivi des missions, et comment savoir quand les objectifs sont atteints ?
Pierre Calvanèse : le pourquoi et le comment nous faisons une mission sont récurrents. Pour évaluer si les objectifs des missions sont atteints, deux types de reportings sont recommandés.
D'abord, la société de transition fait un reporting à son client, lors de points d'étapes prévus et validés avant la mission, qui associent le manager et le commanditaire. Au démarrage, les différentes parties prenantes objectivent la mission, avec des finalités et livrables clairs, et quelques KPI. Il ne s'agit pas non plus de tomber dans un reporting trop serré vis-à-vis du cabinet. Il faut prévoir une durée, qui peut être renouvelée, mais nous essayons de cerner la mission dans sa globalité. Les engagements ne sont jamais pris sur plus de trois mois et sont renouvelables. C'est en quelque sorte un fonctionnement intermédiaire entre le forfait et la régie, avec une obligation qui porte sur les moyens plutôt que les résultats, car ces derniers dépendent aussi de la disponibilité et de la maturité des équipes et des collaborateurs en face.
L'autre reporting est celui du manager auprès de la direction générale et du comité de direction. Sur les projets un peu longs, des comités stratégiques et de pilotage interviennent, avec des points d'avancement réguliers et une feuille de route actualisée si nécessaire, afin d'effectuer des arbitrages sur des risques identifiés et de voir si les sujets prévus sont adressés. Ces deux niveaux de reporting sont importants pour éviter l'effet tunnel et donc les mauvaises surprises sur le tard...
Enfin, le manager de transition doit à un moment savoir lever la main pour indiquer que la mission est bientôt achevée, même si les cabinets peuvent parfois avoir intérêt à faire durer les missions. Si une mission se prolonge trop, le risque est que cela conduise certains managers à s'ennuyer ou à rentrer dans une routine. Il y a toutefois un cas de figure légitime, qui justifie d'étendre une mission un ou deux mois de plus : quand l'entreprise n'a pas encore trouvé de directeur de transformation ou de DSI pour reprendre le poste. Mais ce point peut généralement s'anticiper, hormis désistement de dernière minute.
CIO : quand les postes sur lesquels interviennent les managers de transition ont vocation à être pérennisés, ceux-ci accompagnent-ils leurs successeurs ?
Pierre Calvanèse : quand nous remettons les clefs, cela peut être à un successeur recruté en interne, qu'il faut alors faire monter en compétences durant la mission. Un dispositif de recrutement externe peut aussi être en place, et dans ce cas nous participons aux entretiens, à la rédaction de la fiche de poste et à l'accompagnement du futur DSI. Il faut compter entre un et trois mois pour préparer cette transition.
CIO : combien cela coûte-t-il de faire appel à un manager de transition ?
Pierre Calvanèse : les managers de transition ont généralement entre 40 et 65 ans. Ce sont des profils « surcapés ». Il faut aussi inclure la rémunération du cabinet, d'environ 30%. Donc les managers de transition sont forcément plus chers sur le court terme qu'une embauche, avec des tarifs allant de 800 à 1 800 € la journée pour les plus seniors. Comme dans la plupart des marchés, certains acteurs cassent les prix, mais un manager qui n'est pas au bon prix répond rarement aux attentes. Pour les clients, mieux vaut payer directement le bon prix plutôt que de se tromper trois fois de suite. C'est un tout petit monde, avec un marché porteur, mais tendu. Une bonne réputation a un effet boule de neige. Inversement, un problème se voit tout de suite et se sait rapidement.
CIO : qu'aimeriez-vous dire aux managers qui envisagent de se tourner vers ce type de carrière ?
Pierre Calvanèse : en conclusion, je dirai que c'est un métier fantastique et un marché avec un potentiel de développement énorme, notamment sur les ETI et les start-ups. Cela peut intéresser beaucoup de managers qui sortent du marché, des porteurs de programme, DSI et autres, mais il faut des prérequis : être entrepreneur dans l'âme, avoir une appétence pour ce type de mission et comprendre ce que ce métier implique, notamment dans la gestion de ses prochaines missions, ce qui demande aussi une appétence commerciale forte. L'expertise est une chose, mais il faut aussi une posture, qui peut s'acquérir. Enfin, rien n'est figé. Les managers de transition qui le souhaitent peuvent à tout moment décider de reprendre un poste en CDI.
Article rédigé par

Aurélie Chandeze, Rédactrice en chef adjointe de CIO
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