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Malika Mir (DSI, groupe Bel) : « 70% des projets actuels ont démarré avec le design thinking »

Malika Mir (DSI, groupe Bel) : « 70% des projets actuels ont démarré avec le design thinking »
Malika Mir, DSI du groupe Bel : « Les engagements sur la réduction de l’impact carbone vont devenir un critère de sélection des fournisseurs. »
Retrouvez cet article dans le CIO FOCUS n°197 !
Construire un SI efficient pour le business

Construire un SI efficient pour le business

Si le système d'information est au service de l'entreprise, il faut aussi qu'il soit capable de répondre à toutes les attentes des métiers, y compris en termes d'agilité et de coûts. Cela peut passer par une adoption de méthodologies (design thinking, méthodes de développement agile...) mais aussi...

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Malika Mir est directrice des systèmes d'information du groupe Bel depuis 2019. Sur la période 2020-2023, elle a initié une transformation de la DSI, afin d'introduire de nouvelles méthodes de travail et des compétences visant à mieux répondre à la demande des métiers. Design thinking, agilité et lean IT sont aujourd'hui mis au service de projets innovants, aussi bien dans les sites industriels que sur la supply chain. Dans cet entretien, Malika Mir évoque également les enjeux croissants en matière de données et son approche pour une IT écoresponsable.

PublicitéCIO : pour commencer, pouvez-vous nous représenter le groupe Bel ?

Malika Mir : le groupe Bel est un groupe agroalimentaire français, présent notamment sur les produits laitiers et fruitiers, et qui compte 13 000 employés. C'est une entreprise familiale, avec une vraie présence internationale : nous sommes présents dans une centaine de pays, avec une trentaine d'usines dans le monde entier, au Canada, aux États-Unis, au Vietnam, au Maroc et bien entendu en France. Nos marques principales sont La Vache qui rit, Kiri, Mini Babybel, Apéricube et Boursin, ainsi que les marques Materne et de nombreuses autres marques locales. Nous avons également lancé en 2020 la marque Nurrish de fromage végétal, afin de répondre à une nouvelle demande des consommateurs. En 2020, notre chiffre d'affaires a atteint 3,4 milliards d'euros.

CIO : comment est organisée votre direction ?

Malika Mir : l'organisation IT compte 130 collaborateurs dans le monde, dont 70% sont basés en France. Nous avons également des équipes locales sur les grandes zones géographiques où nous sommes présents : États-Unis, Afrique et Moyen-Orient, Asie, Europe et pays de l'Est. Toutes les fonctions habituelles d'une direction des systèmes d'information sont présentes. Nous avons des équipes applicatives qui gèrent nos ERP ainsi qu'une équipe d'infrastructure avec trois pôles : un pôle d'architecture technique qui valide les composants dans les projets, un pôle opérations qui gère le réseau, les datacenters et la sécurité IT et enfin un pôle postes de travail. Fin 2019, nous avons mis en place une nouvelle équipe de design thinking afin d'élaborer de nouvelles méthodes de travail, centrées sur le client. Début 2020, nous avons également créé une équipe « Digital » d'une dizaine de personnes, avec des développeurs et de nouveaux métiers coproduct owner (PO) ou scrum master.

CIO : vous fonctionnez aujourd'hui en télétravail flexible pour la DSI. Comment cela se passe-t-il ?

Malika Mir : le télétravail flexible à l'IT nous a permis de recruter des collaborateurs dans toute la France. Les équipes viennent quand elles le souhaitent, avec un jour par mois de fixe, planifié sur l'année pour permettre à chacun de s'organiser. Ainsi, chaque équipe décide du fonctionnement qui l'arrange. Nous avons également une journée par mois où le comité de direction se réunit physiquement.

CIO : quelles sont vos principales missions en tant que DSI ?

Malika Mir : au niveau de la DSI, j'ai trois missions. D'abord, mettre en place une gouvernance agile et transparente avec les utilisateurs, afin de bien valider les demandes, les critères de décision, le budget et son utilisation, etc. La deuxième mission concerne la mise en place d'une project factory, avec des objectifs d'innovation, de rénovation de l'existant et d'industrialisation, afin de gagner en fiabilité et en performance. Enfin, la troisième mission porte sur la construction d'une data factory, démarrée début 2020, afin d'avoir de moins en moins d'Excel et de permettre aux utilisateurs d'avoir un bon usage de la donnée, sans passer trop de temps sur la collecte et la préparation.

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CIO : A votre arrivée, vous avez entrepris une transformation en profondeur de la DSI, pour introduire en particulier de nouvelles façons de travailler. Pouvez-vous nous expliquer les enjeux et ce que vous avez mis en place ?

Malika Mir : en 2019, j'ai lancé un plan stratégique pour la période 2020-2023, avec un nouveau plan de transformation. Il s'agissait d'acquérir de nouvelles compétences afin d'aider l'ensemble de l'équipe IT, notamment à travers le recrutement d'experts du design thinking, de product owners ou d'architectes. Le plan avait également pour objectif d'introduire de nouvelles méthodes de travail, comme le lean IT ou le design thinking, afin d'améliorer la productivité collective en gérant différemment les incidents IT, la demande avec les métiers, etc. Avec le design thinking, plutôt que de déclarer « j'ai besoin de telle solution », il s'agit de dire « voilà le problème que je cherche à résoudre, les rôles concernés, les interactions qui entrent en jeu et les irritants rencontrés », afin de mieux y répondre en ciblant le vrai besoin. Enfin, le plan visait à apporter de nouveaux outils et à faire entrer dans l'entreprise des solutions plus innovantes, pour amener par exemple de l'agilité dans nos systèmes ERP. Nous avons travaillé avec 32 startups dans ce but, ce qui nous a permis de renouveler certaines solutions et d'en introduire de nouvelles. Par exemple, en infrastructure et réseau, nous avons mis en place des solutions prédictives pour identifier les pannes avant que les utilisateurs ne les perçoivent. Nous avons déployé un outil de process mining pour regarder les écarts par rapport aux processus standards, qui souvent évoluent, et comprendre ce qui doit être mis en place pour s'adapter. Nous avons aussi déployé des solutions de signature électronique, de suivi des contrats, ainsi que des outils pour la R&D, notamment pour le pilotage de produits innovants. Enfin, sur nos activités industrielles, nous avons amené des solutions innovantes pour la collecte de données en provenance des automates, en vue de donner aux opérateurs les informations pertinentes pour leur travail.

En deux ans, nous avons beaucoup accéléré cette transformation, en partie du fait de la crise sanitaire. À présent, nous avons commencé à travailler sur un réajustement, afin de monter encore d'un cran sur la digitalisation pour accompagner la transformation du groupe. L'un de nos objectifs pour les deux prochaines années est de parvenir à un fort rapprochement avec les métiers, mais aussi de commencer à travailler avec notre écosystème. Nous fournissons en effet de plus en plus de données aux distributeurs, qui eux-mêmes les utilisent auprès des consommateurs. Cette demande augmente fortement, portée à la fois par les réglementations (Nutriscore, etc.) et par les consommateurs. Il faut opérer la bascule entre une organisation qui travaille souvent pour elle-même, en interne, pour aller avec les métiers adresser ces enjeux externes, ces demandes qui vont au-delà de l'entreprise.

CIO : pouvez-vous nous donner quelques exemples de projets que vous avez menés avec cette approche de design thinking ?

Malika Mir : aujourd'hui, environ 70% de notre portefeuille de projet a démarré avec le design thinking. Nous avons réussi à transformer notre méthodologie de travail avec les métiers. Sur l'un de nos derniers projets, l'équipe design thinking a été dans une usine suivre un opérateur sur les lignes de production, afin de comprendre tous ses enjeux et quand il avait besoin de collecter de l'information, pas forcément sous forme numérique. Ensuite, nous avons regardé s'il avait de la valeur à digitaliser ce parcours. Peut-être qu'à tel endroit, pour telle activité, une application simple sur téléphone, avec trois boutons et les informations essentielles, suffit à éviter à l'opérateur de devoir se rendre dans une autre salle afin de ressaisir des données déjà notées sur papier ? Sur certains automates qui remontent beaucoup de données, quelles informations sont réellement pertinentes pour tel ou tel collaborateur ? Ainsi, nous avons identifié quels sont les éléments à digitaliser pour rendre l'opérateur augmenté, lui permettre de prendre des décisions sans perdre de temps et lui remonter les alertes pertinentes. C'était un gros projet un peu compliqué, car il a été mené en période de Covid. Nous avons réussi à utiliser les quelques fenêtres qui se sont présentées en 2020, entre le printemps et l'été.

Nous avons aussi travaillé sur la digitalisation de la supply chain dans une approche de design thinking, en demandant au métier quels sont vos gros problèmes aujourd'hui et comment les adresser, en identifiant les acteurs internes et externes, en définissant les interactions entre acteurs et les solutions à mettre en oeuvre. À la suite de ces projets menés en design thinking, nous avons réalisé qu'il n'y avait pas une solution unique pour répondre à tout. Nous sommes obligés de morceler la digitalisation, c'est une vraie tendance pour apporter de la valeur et de la performance business, même si cela génère de la complexité au niveau IT. Dans le même temps, côté IT nous sommes habitués à gérer de la complexité. Notre sujet est de voir comment la masquer. Il existe des outils qui le permettent, je pense notamment aux API. Les API masquent la complexité auprès des métiers, tout en facilitant la vie à l'IT, qui n'a plus besoin de réaliser de multiples interfaces.

CIO : pour réussir une telle transformation, l'accompagnement au changement est essentiel. Pouvez-vous revenir sur les leviers qui ont selon vous le plus contribué à faciliter le changement ?

Malika Mir : dans un tel programme, il y a une vraie complexité en matière de gestion du changement. Nous sommes également dans un contexte multiculturel et multilingue, ce qui fait encore grimper le défi de plusieurs crans.

Côté IT, j'ai recruté de nouvelles compétences afin d'aider les collaborateurs à se familiariser avec le design thinking. L'équipe design thinking a pu proactivement embarquer ces acteurs pour leur montrer une nouvelle façon d'aborder leurs problématiques. Je pense par exemple à un projet avec l'équipe métier Finance et des chefs de projets IT, piloté par l'équipe design thinking, qui les a fait travailler sur une séance de découverte. J'ai été surprise, car l'équipe s'est facilement laissé embarquer. Les collaborateurs sont allés à la Station F rencontrer des startups, cela a donné une ouverture côté métier, idem du côté des chefs de projets. Sur leur projet suivant, ces derniers comprenaient mieux les bénéfices. Désormais, nous commençons à les former afin qu'eux-mêmes deviennent des relais de la méthode. Finalement, il a suffi de recruter trois personnes pour influencer toute la DSI et tous les métiers. Plutôt que de mettre en place un plan de formation accompagné par un coach externe, au risque que tous les acquis se perdent au départ de celui-ci, nous avons ainsi des coachs en interne.

Côté métier, j'ai mis en place des product owners. Avant, quand il n'y en avait pas, la collaboration entre IT et métiers devenait complexe, car l'IT a un peu son jargon. Le fait de mettre en place des PO dans les métiers, qui ont d'abord une compétence métier, en finance, en marketing, et qui maîtrisent également l'agile, cela a rendu la collaboration beaucoup plus fluide. Les PO décodent pour nous les problématiques métiers, sans les biais qui pourraient provenir d'une vision purement IT. Ils jouent un rôle instrumental dans la transformation.




CIO : au niveau des infrastructures, quels sont vos enjeux et vos grandes orientations ?

Malika Mir : pour l'infrastructure, je suis plutôt dans une démarche cloud-first. Nous avons bien avancé sur la bascule de notre système d'information on-premises vers un cloud hybride, avec beaucoup de SaaS. Je considère que le cloud et le SaaS permettent de s'affranchir d'une partie des problématiques associées à l'infrastructure, mais aussi de gagner beaucoup en réactivité par rapport aux métiers. Nous conservons toutefois des équipes infrastructure d'assez haut niveau, dont le rôle est de définir le design de l'infrastructure du futur. Nous nous sommes aussi tournés vers DevOps pour automatiser tout ce qui peut l'être et libérer du temps pour nos collaborateurs, afin qu'ils puissent consacrer davantage de temps à l'analyse et à l'étude de systèmes innovants plutôt qu'à opérer le système d'information.

La gestion des postes de travail reste aussi une responsabilité importante, car il faut à la fois gérer le patching permanent imposé par les éditeurs tout en assurant une évolution vers des postes à la fois simples et de plus en plus sécurisés. Nous faisons beaucoup de formation et d'information sur ces sujets de cybersécurité, mais dans ce domaine on ne peut pas exiger des utilisateurs qu'ils soient toujours pleinement conscients des menaces, car les hackers s'adaptent constamment. L'objectif est donc d'éviter autant que possible que les menaces arrivent jusqu'à eux.

CIO : comment se positionne l'IT par rapport à l'informatique et aux équipements industriels, forcément très présents dans un groupe comme Bel ?

Malika Mir : au sein du groupe, IT et OT sont séparées, mais la zone de gris entre les deux se réduit très vite, car les automates intègrent tous aujourd'hui en standard des logiciels qui collectent de la donnée. Le MES (manufacturing execution system) est aussi de l'IT. S'il n'existe pas une collaboration inconditionnelle entre les deux équipes, la collaboration est compliquée. Nous avons beaucoup travaillé à ce rapprochement des équipes et à la co-construction des projets. Aujourd'hui, même lors du choix d'un automate, l'IT est présente, pour savoir de façon proactive comment cette machine va se brancher au système d'information.

CIO : le groupe Bel met clairement en avant son orientation durable et responsable. Au niveau de l'IT, comment contribuez-vous aux objectifs du groupe ?

Malika Mir : le groupe Bel est en effet très engagé dans une approche durable, afin de concilier profitabilité et responsabilité. Il a mis en place des indicateurs pour piloter le business en intégrant ces enjeux de responsabilité, et réalise des études d'impact responsable lors de la sortie de nouveaux produits. Au niveau de l'IT, nous nous sommes benchmarkés sur notre impact carbone pour voir où nous nous situions et sur quoi travailler. Nous avons commencé à définir une roadmap Green Tech pour que l'IT s'assure de produire des solutions écoresponsables et qu'elle travaille avec des fournisseurs qui ont un engagement réel et démontrable sur leur impact. Ce modèle va se systématiser en 2022. Dans tous nos appels d'offres, nous demandons déjà l'accès à la grille EcoVadis et nous allons continuer sur cette lancée en 2022. Nous allons aussi demander une vraie feuille de route de réduction de leur impact carbone, et cela va devenir un critère de sélection des éditeurs et fournisseurs - qui a d'ailleurs déjà joué sur le choix de notre fournisseur de cloud. Nous avons d'ailleurs indiqué aux fournisseurs écartés que cela avait été un critère discriminant. Tout comme les consommateurs influencent l'écosystème, la DSI aussi doit influencer son écosystème.

Deux équipes cette année ont réalisé une fresque du climat pour aider les collaborateurs à mieux comprendre les enjeux. Nous allons déployer cette démarche sur l'ensemble de l'IT dans les deux ans qui viennent.




CIO : pour les deux ans à venir, quelles sont les sujets sur votre feuille de route ?

Malika Mir : nous avons commencé à travailler sur la prochaine phase. Les enjeux se situent notamment au niveau de la data. C'est un sujet majeur, nous avons recruté une équipe, défini nos architectures et identifié les technologies que nous allons utiliser. L'équipe est au complet depuis très peu de temps. Nous allons reprendre notre stratégie de gestion des master data, notamment pour répondre aux enjeux externes précédemment évoqués (Nutriscore, Yuka).

Nous travaillons aussi sur les advanced analytics afin d'aider les métiers avec des approches prédictives, pour qu'ils puissent prendre les bonnes décisions dans un environnement devenu très incertain. Hausse du prix des matières premières, prix du transport, manque de personnel, instabilité politique dans certains pays : les enjeux sont partout, cela peut avoir un impact par exemple sur notre capacité à délivrer. Un tel niveau d'incertitude généralisé, c'est une situation inédite à mon sens sur les 30 dernières années. L'objectif est donc d'aider les métiers à identifier les signaux faibles à l'extérieur pour prendre les bonnes décisions à temps.

CIO : qu'est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier de DSI ?

Malika Mir : j'adore mon métier, notamment le fait d'être dans un processus de transformation, qui me permet d'embarquer une équipe à un instant T sur un nouveau voyage. C'est assez euphorisant. J'utilise énormément l'innovation technologique pour embarquer les collaborateurs et créer une dynamique. C'est d'autant plus aisé pour l'IT quand le groupe lui-même est en transformation, car il y a une véritable énergie dans l'organisation quand toutes les fonctions se transforment. Cela donne beaucoup plus d'ouvertures, car tout le monde est prêt à aller vers le changement. Lors de ma carrière, je n'ai choisi que des postes de transformation, dans des entreprises elles-mêmes en transformation.

J'ai aussi créé une association de femmes DSI, FrenchWomenCIO, qui rassemble déjà une quarantaine de membres, DSI et N-1. Notre objectif est de donner plus de visibilité aux femmes dans la presse technique et les médias technologiques, ainsi qu'auprès des cabinets de recrutement. Il s'agit aussi de montrer aux jeunes femmes que le métier est accessible. Nous lançons un prograde mentoring pour nos membres, notamment les plus jeunes, afin de les accompagner à prendre leur futur poste de DSI. DSI, c'est un vrai poste managérial et d'innovation.

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