Interviews

Lionel Chaine (La Poste) : « nous devons tout gérer dynamiquement et en temps réel »

Lionel Chaine (La Poste) : « nous devons tout gérer dynamiquement et en temps réel »
Lionel Chaine, DSI de la Branche Services Courrier Colis de La Poste, insiste sur les conséquences au sein même de la DSI de la transformation en cours.
Retrouvez cet article dans le CIO FOCUS n°167 !
Innovation et agilité : les clés d'une DSI efficace

Innovation et agilité : les clés d'une DSI efficace

Les DSI doivent innover tout en assurant le fonctionnement efficient du quotidien. Ce paradoxe n'a rien de nouveau en lui même mais il s'accentue au fil du temps. Surtout, il touche désormais toutes les organisations, y compris les plus grandes structures publiques ou parapubliques. Démonstration...

Découvrir

Lionel Chaine, DSI de la branche Services Courrier Colis de La Poste, détaille la transformation numérique révolutionnant, autant du point de vue métier et marché que purement IT, la vieille dame datant de Louis XI. La partie la plus spectaculaire est sans doute la mutation du rôle et des outils du facteur mais il ne faut pas négliger ce qui est moins visible, porteur d'une remise en cause profonde de l'architecture IT. Et la mise du client au centre de la stratégie n'est désormais plus un simple discours mais bien une réalité aux conséquences très importantes.

PublicitéCIO : Comment s'organise le groupe La Poste ?

Lionel Chaine : Nous avons plusieurs métiers regroupés autour de cinq branches : La Banque Postale, le Réseau (les bureaux de poste), la branche Numérique (LaPoste.fr, services digitaux tels que Digiposte...), l'opérateur express international GeoPost / DPDgroup (Chronopost, DPD, stations pick-up...) et, enfin, la Branche Services-Courrier-Colis dont je suis le DSI. Celle-ci réalise 11,577 milliards d'euros de chiffre d'affaires (en 2018) grâce à 123 085 postiers dont 72 000 facteurs. Cette branche est en charge du métier traditionnel, la distribution du courrier, de la livraison des colis (Colissimo) ainsi que des « nouveaux services » assurés par les facteurs (comme « veillez sur mes parents » ou la récupération de déchets à recycler en entreprises avec Recygo, etc.).
Les « nouveaux services » sont en très forte croissance et ont atteint, fin 2018, 115 millions d'euros de chiffre d'affaires. Pour rappel, ce CA était, en 2016, de 0.
Si le Courrier connaît une baisse continue, le colis est en forte croissance et la petite marchandise encore plus. Les principaux expéditeurs sont les e-commerçants, les grands acteurs du numérique et les facturiers en volumes (banquiers, énergéticiens, opérateurs télécoms...). Au sein du groupe La Poste chaque branche a son propre SI. La DSI groupe est en charge des fonctions communes (RH, comptabilité, exploitation, infrastructure...). Pour cela, nous avons mis en place le centre de services mutualisé du Système d'Information (CSMSI) qui est notamment en charge de la transformation de notre infrastructure interne avec la création d'un IaaS/PaaS interne. Ce cloud hybride (capacité de débordement à l'externe en cloud public) est opéré principalement en interne car il nous coûte moins cher en raison de notre taille.

CIO : Quand je vais chercher un colis dans un bureau de poste, qu'est-ce que cela signifie du point de vue organisationnel et informatique ?

Lionel Chaine : La Branche Réseau qui gère les bureaux de poste est en termes de système d'information un « distributeur » pour le « producteur » qu'est la Branche Services-Courrier-Colis. De ce fait, il y a des interconnexions en temps réel des SI via API et échanges de flux entre distributeur, producteur et nos clients (expéditeur, destinataire). Il s'agit là d'un cas simple. Un colis « grand export » va passer par de nombreux partenaires et sa livraison implique des interconnexions de SI multiples. Le coeur de notre système d'information, c'est finalement un « track & trace » qui interconnecte nos clients, nos partenaires, nos postiers. Nous devons tout gérer dynamiquement et en temps réel.



PublicitéCIO : Vous déployez actuellement Facteo. A quoi cet outil sert-il ?

Lionel Chaine : Aujourd'hui, tous les facteurs sont équipés d'un téléphone Mobile appelé Facteo et tous les sites de production proposent un réseau Wi-Fi. L'idée est de connecter le facteur pour fournir de nouveaux services, de créer, en quelque sorte, un « facteur augmenté » pour affronter la disruption de notre métier historique du Courrier. Depuis 2015, nous avons remis à chaque facteur un téléphone pro-perso sous Android. Pour la gestion de cette flotte de smartphones d'entreprise, l'une des plus importantes au monde, nous avons utilisé un mobile device management (MDM) baptisé Mposte, basé sur les technologies Airwatch. Le facteur rentre son identifiant et son mot de passe et, les applications dont il a besoin s'installent automatiquement. Le facteur peut donc changer régulièrement de matériel.
Historiquement, nous avions mis en place une application Facteo unique. Désormais, nous déployons autant d'applications que de grandes fonctions (une vingtaine aujourd'hui). Il y a ainsi une application pour poser ses congés, une autre pour commander son équipement, une autre pour le suivi des missions avec possibilité de remonter de l'information, etc. Nous expérimentons actuellement la possibilité pour les facteurs d'accepter des paiements par carte bancaire grâce à un dongle dédié se connectant au smartphone Facteo. Aux applications métier s'ajoutent Office365 (avec Skype). Les facteurs ont ainsi la capacité de partager des tutoriels ou des astuces : ils peuvent se filmer pour échanger de bonnes pratiques.

CIO : Techniquement, comment ces applications sont-elles développées et déployées ?

Lionel Chaine : Nous assurons une intégration continue des apps et nous les diffusons via un store applicatif La Poste. Nous utilisons principalement les technologies open source suivantes : Java/Scala et PhP pour le développement, Cassandra et mySQL comme bases de données, le bus de données open-source Kafka et la synchronisation temps réel Google Firebase. Surtout, nous employons une architecture guidée par les événements (Event Driven Architecture). Bien entendu, nous avons mis en place un SSO entre toutes les applications reposant sur un gestionnaire d'identités (IAM d'IBM). Toutes les trois heures, le jeton est renouvelé. L'absence d'un jeton valide empêche bien sûr les applications de se connecter. Pour notre App Store, nous sommes en train de migrer de celui d'Airwatch vers celui de Google. Cela nous oblige à mettre à jour en continu nos apps avec beaucoup de tests automatisés. Ce choix nous permet de bénéficier des technologies Google et de la qualité issue des services grand public.



CIO : Pour le quotidien de leur métier, qu'apporte cette digitalisation aux facteurs ?

Lionel Chaine : Les facteurs reçoivent leurs missions en temps réel. Quand celles-ci concernent la distribution d'un objet (lettre, colis...), ils ont en même temps l'objet et la mission. Mais une mission peut aussi ne pas nécessiter de remise d'objet, par exemple une mission du service « Veillez sur mes parents ». Certaines sont des collectes, par exemple l'expédition en Boite aux lettres de Colissimo : le facteur vient chercher dans une boîte aux lettres standardisée un colis à expédier. En tout, il y a actuellement environ 80 nouveaux services proposés par La Poste via ses facteurs. Certains sont au bénéfice du grand public, d'autres au bénéfice de collectivités tels que « vigie urbaine » : au cours de sa tournée régulière, le facteur fait des photos géolocalisées d'encombrants pour les villes adhérentes au service.

Il y a 24 millions d'adresses postales en France. Et, chaque jour, les 72 000 facteurs reçoivent 80 millions de missions. L'un de nos buts est d'en optimiser l'affectation. Certaines tournées, en ville, sont fixes et réalisées par des facteurs piétons. Mais, en zone rurale, il peut y avoir besoin d'optimiser les arrêts pour réaliser le maximum de missions à chacun d'entre eux. Nous pilotons donc en temps réel les missions avec des algorithmes d'intelligence artificielle. La règle est bien sûr de toujours respecter les dates garanties de service. Si un objet est prioritaire et doit être remis le jour dit, il y aura un arrêt. Mais on profitera peut-être de cet arrêt pour remettre d'autres objets qui auraient pu être remis plus tard ou pour réaliser d'autres types de missions. Selon les cas, les tournées peuvent être dédiées (courrier, colis...) ou mixtes (courrier et colis). Nous développons aussi l'interaction client. Par exemple, on va envoyer un message au client pour l'avertir d'une livraison prochaine. Celui-ci peut répondre pour choisir sa livraison. Les clients apprécient beaucoup ces services interactifs. Pour réaliser cela, nous avons l'obligation d'interagir en temps réel.
Le courrier lui aussi est de plus en plus « suivi ». Il y a donc une convergence naturelle entre courrier, colis et nouveaux services. De ce fait, les SI sont en train de converger vers un SI unique et temps réel au lieu des SI auparavant dédiés au courrier, au colis, à la presse, ou à l'international, etc. que j'ai trouvés en arrivant.

CIO : Du coup, comment les centres de tri opèrent-ils en amont ?

Lionel Chaine : L'informatique des sites industriels dépend également de notre DSI. Une machine de tri du courrier utilise 5 OCR successifs auxquels nous allons ajouter du deep learning et du machine learning pour accroître le taux de reconnaissance des adresses. Quelques fractions de point sur un taux de reconnaissance, ce sont des millions d'objets concernés ! Contrairement à d'autres opérateurs postaux dans le monde, nous avons développé nos propres outils. [Le taux de reconnaissance n'est pas communiqué par La Poste, NDLR] Un courrier identifié et trié devient une mission qui va être affectée à un facteur.
En ce moment, nous travaillons aussi sur la traçabilité des contenants (caissettes, porte-caissettes, camions...). Quand un camion bouge, nous pourrons propager l'information aux porte-caissettes qu'il contient puis aux caissettes et enfin aux objets en cours de livraison. Nous allons passer ainsi de 7 événements par objet sur 1 milliard d'objets suivis à 21 événements sur 11 milliards d'objets. La traçabilité des contenants explique le triplement des informations de traçabilité.

CIO : Quel est l'impact sur les coûts d'un tel développement ?

Lionel Chaine : Le SI doit coûter pareil avant et après. Mais le développement des services entraîne aussi la croissance du besoin de disponibilité et donc de la nécessité de résilience : nous devons augmenter le niveau de disponibilité de notre SI et passer de 99,8 % à 99,9 %.



CIO : Comment procédez-vous pour y arriver ?

Lionel Chaine : Si nous innovons et adoptons de nouvelles architectures, c'est simplement parce que nous n'avons pas le choix. Nos équipes ont adopté l'agilité à l'échelle. Pour créer des services, nous partons de socles (une quarantaine de composants communs partagés), chacun porté par une « pizza team ». Chaque socle expose ses fonctionnalités via des API. Un service peut ainsi utiliser une quinzaine de socles. Pour parvenir à coordonner tout cela, nous utilisons des méthodes de type SAFE qui nous permet de garantir l'agilité à l'échelle, c'est à dire la coordination d'équipes et de projets agiles par nature autonomes les uns par rapport aux autres.
De plus, bien sûr, nous sommes tenus à l'intégration continue avec des mises en production tous les mois. Comme tout bouge en même temps, nous devons aussi gérer l'obsolescence en continu. Il nous faut donc largement automatiser, y compris les tests.

CIO : Est-ce bien utile sur des fonctions support ?

Lionel Chaine : Non, nous n'adoptons cette démarche que sur le coeur de métier. Nous déployons plus classiquement le CRM par exemple. Mais celui-ci doit s'appuyer sur notre API Manager open-source WSO2 qui va coordonner les appels à tous les micro-services.
Nous avons choisi comme CRM Microsoft Dynamics dont nous sommes l'un des plus gros clients. Le ROI était meilleur qu'avec Salesforce et l'intégration plus aisée avec Office 365. Et Office 365 comprend des outils de développement low code Power Apps et le gestionnaire de workflow Flow. Nous testons en ce moment des apps créées ainsi directement par les utilisateurs.

CIO : Comment gérez-vous le changement qui est considérable au sein de La Poste ?

Lionel Chaine : La conduite du changement est permanente. Dans la mesure où des applications sont continuellement déployées, nous accompagnons les collaborateurs selon la hauteur de la marche à franchir. Cela dit, nous travaillons beaucoup sur l'UX Design pour que les changements soient les plus simples pour nos utilisateurs. Quand il y a de gros changements (par exemple la mise en place de l'optimisation de la tournée), l'accompagnement passe par des formations en vidéos et par la mise en place de versions de formation utilisées en ateliers. L'objectif est de mener une formation permanente, de plus en plus virale, de pair à pair. En dix ans, La Poste a perdu la moitié de la valeur de son activité historique. Malgré quelques difficultés, la transformation se passe bien parce que les 72 000 facteurs ont, à la base, le sens du service, c'est dans leur ADN. Et chacun d'entre eux constate bien au quotidien la baisse du poids du courrier dans sa sacoche, il vit donc tous les jours la transformation qui s'opère.

CIO : Qu'est-ce que cette transformation en cours signifie pour la DSI ?

Lionel Chaine : La Poste associe un grand nombre de nouveaux services un peu gérés comme des start-ups internes et un Legacy important. La DSI doit faire converger les deux grâce à l'agilité à l'échelle. Notre moteur est la transformation des attentes des clients. De ce fait, la DSI est jugée par l'évolution du NPS (Net Promotion Score - Taux de « clients » internes ou externes qui recommanderaient le service moins ceux qui se refusent à le faire) calculée auprès des clients internes, des clients externes et des utilisateurs quotidiens du SI. Pour nous, « mettre le client au centre » n'est pas un discours mais une réalité aux conséquences concrètes et quotidiennes.
Un changement important à ne pas négliger, c'est le changement du sourcing. Pour garantir l'agilité des pizza teams, il ne faut plus acheter des forfaits importants. Enfin, comme le budget est contraint, il nous faut réduire le coût du Run pour financer le développement du SI. Pour aller dans ce sens, nous incitons les métiers à utiliser les composants communs, les socles, qui ne leur sont pas facturés. A l'inverse, tout développement spécifique est payant. Le gros danger d'une approche très agile comme la nôtre est évidemment l'instabilité du SI. C'est contradictoire avec notre exigence impérative de résilience. Il en résulte la nécessité d'adopter des pratiques très avancées en matière de DevOps.

Partager cet article

Commentaire

Avatar
Envoyer
Ecrire un commentaire...

INFORMATION

Vous devez être connecté à votre compte CIO pour poster un commentaire.

Cliquez ici pour vous connecter
Pas encore inscrit ? s'inscrire

    Publicité

    Abonnez-vous à la newsletter CIO

    Recevez notre newsletter tous les lundis et jeudis