Les économistes comprennent-ils quelque chose au numérique ?


La transformation numérique bien concrète
La transformation numérique est un sujet récurrent, un leitmotiv, un marronnier journaliste, une tarte à la crème... et une réalité. Voici quelques exemples bien concrets de transformations numériques de grandes entreprises. Des banques (Société Générale et Crédit Agricole en l'occurrence), un...
DécouvrirLe G9+ et l'Idate ont organisé un colloque Les paradoxes de l'innovation numérique le 1er décembre à Paris. Pour désespérer des économistes.
PublicitéLa tarte à la crème attribuée à l'économiste Robert Solow, « on voit de l'informatique partout sauf dans les statistiques de productivité », a été le leitmotiv d'une soirée organisée par le G9+ et l'Idate le 1er décembre 2015 à l'Hôtel des Arts et Métiers. Mais, au fil des débats, est apparue une évidence : les économistes ne comprennent rien au numérique.
Alors qu'il fête cette année son vingtième anniversaire, le G9+, fédération de clubs d'anciens élèves des principales grandes écoles et universités françaises, organise ainsi ce genre de manifestations régulièrement. Pour l'Idate, c'était aussi une façon de célébrer la sortie du numéro 100 de son Digiworld Economic Journal. Ouvert par François Barrault, président de l'Idate, le colloque a été introduit par Yves Gassot, DG de l'Idate et Gilbert Cette, professeur d'économie à l'université Aix-Marseille et directeur général des études à la Banque de France. Deux tables rondes ont été animées par deux journalistes du Monde, Philippe Escande et Sandrine Cassini, auteurs de Bienvenue dans le capitalisme 3.0. Ont également participé aux tables rondes : Paul Champsaur (ancien président de l'ARCEP), Eric Labaye (président de McKinsey Global Institute), Dirk Pilat (directeur délégué aux sciences, technologies et innovations à l'OCDE), Anne Bouverot (DG de Morpho groupe Safran), Charles Dehelly (directeur des opérations du groupe Atos), Ramon Fernandez (directeur finances et stratégie d'Orange) et Joël Hartman (vice-président exécutif de STMicroelectronics). Le colloque a été conclu par Valentine Ferreol, présidente du G9+.
Des sommités au chevet des calculs de la comptabilité nationale
Toutes ces sommités se sont donc retrouvées face à ce paradoxe : en micro-économie, les gains de productivité dus au numérique sont évidents et mesurables ; en macro-économie, tout disparaît. Ce genre de paradoxes n'est pas unique, la physique cherchant par exemple à réconcilier la physique du minuscule, la physique quantique, avec la physique de l'immense, la physique relativiste. Mais, parfois, il semble évident que l'on cherche à comparer des choux et des carottes ou qu'on regarde à côté de là où il faut.
Ainsi, Gilbert Cette a doctement disserté sur l'évolution de l'amélioration de la productivité horaire lissée, calculée à partir de la valeur du PNB et du nombre d'heures travaillées. Si la productivité horaire ne cesse pas de s'améliorer, il y a eu une forte accélération de la productivité horaire à l'occasion des deux premières révolutions industrielles mais aucune (voire une décélération) pour la révolution numérique.
Une hypothèse pour expliquer le paradoxe apparent
PublicitéNul n'a osé citer la baisse tendancielle du taux de profit chère à Karl Marx (on était entre gens de bonne compagnie où Marx est probablement un gros mot) mais, pourtant, même le directeur général des études à la Banque de France a dû se résoudre à envisager qu'il faille parler de croissance nécessaire de la concentration capitalistique pour investir à la hauteur des exigences du numérique tandis que les prix (donc la valeur calculée par le PNB) ne cesse de chuter. De ce fait, le taux de profit ne s'améliore plus, bien au contraire. Et, dans la foulée, l'apparente productivité horaire non plus car cette productivité horaire n'est envisagée qu'au travers de la valeur marchande générée en monnaie constante. L'effondrement des prix de vente entraîne donc une baisse tendancielle du PNB qui est pourtant, du moins encore, compensée par la croissance de la productivité individuelle. A un moment donné, les courbes qui, aujourd'hui, se rapprochent, vont bien un jour ou l'autre se croiser. Et alors la croissance réelle de productivité ne compensera plus la baisse des prix des services générés.
L'exemple poussé par Gilbert Cette est celui des fabricants de micro-processeurs. Ceux-ci sont obligés d'engloutir de plus en plus de ressources en recherche et développement mais les produits, pourtant infiniment plus puissants d'année en année, sont vendus de moins en moins cher.
L'humain responsable
Une deuxième hypothèse avancée est encore plus iconoclaste. Nul ne conteste, en effet, que les productivités individuelles progressent fortement grâce au numérique, chaque processus voyant son efficacité progresser. Mais, ce qui est mesuré, ce n'est pas la productivité, ni même la production ou le travail fourni, mais, rappelons-le, la valeur marchande de cette production ou de ce travail.
Or le numérique n'est pas un facteur isolé du reste. Un grand nombre d'emplois qualifiés voire très qualifiés sont détruits par le numérique : un seul cadre fait aujourd'hui plus de travail qu'un très grand nombre jadis au point que de nombreuses tâches sont nouvelles (comme en reporting), leur coût les ayant empêchés dans le passé. Imagine-t-on l'armée de comptables et de peintres nécessaire pour créer, il y a un siècle, la série de graphiques que l'on produit en quelques secondes avec un tableur ? Mais l'emploi qui est généré, là où l'ordinateur ne peut pas aller, est à faible valeur marchande. C'est notamment le cas dans le service à la personne. Sur le plan de la valeur globale, un très grand nombre d'emplois à fort salaire est donc remplacé par des emplois à faible salaire.
Par ailleurs, la valeur marchande est non seulement poussée à la baisse par la croissance d ela concurrence facilitée par le numérique, mais, en plus, de nouveaux acteurs se répartissent cette plus petite part de gâteau aux dépends des acteurs traditionnels. Ramon Fernandez, directeur finances et stratégie d'Orange, a dénoncé : « la protection territoriale des opérateurs télécoms traditionnels est un fait mais la valeur générée peut être captée par des acteurs dits over the top comme les opérateurs de box, sans oublier que le prix final est soumis à une guerre tarifaire. »
L'échec de la comptabilité nationale
« Quand on baisse les coûts de 30%, nul ne peut nier un vrai gain de productivité ! Quand le Big Data permet la maintenance prédictive des avions, il y a un vrai gain sur un meilleur usage des ressources ! » s'est emporté Charles Dehelly, directeur des opérations du groupe Atos. D'autres nombreux exemples ont été donnés par les intervenants, par exemple, comparer les prix entre trois magasins en traversant la ville de part en part (ce que peu de gens font) ou entre trois sites web en trois clics. Il y a donc de toute évidence une amélioration nette des services fournis.
Mais le problème est là : la comptabilité nationale ne mesure pas l'amélioration du service. Il ne faut donc pas voir dans le paradoxe de l'innovation numérique un échec du numérique mais bien un échec de la mesure de la valeur par la comptabilité nationale. Les économistes auraient bien besoin d'être ubérisés !
Article rédigé par

Bertrand Lemaire, Rédacteur en chef de CIO
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