La nouvelle CIO de Mercedes-Benz appuie sur l'accélérateur avec l'IA
Récemment nommée CIO groupe de Mercedes-Benz, Katrin Lehmann détaille la stratégie informatique du constructeur automobile. Elle compte dépoussiérer et rationaliser le SI et fonde beaucoup d'espoir sur le déploiement de l'IA dans toute la chaîne de valeur. Interview.
PublicitéCIO : Cela fait maintenant quatre mois que vous êtes en poste en tant que DSI groupe et que vous dirigez une équipe IT d'environ 11 000 personnes. Quel est votre bilan après un premier état des lieux ?
Katrin Lehmann : Ma conclusion ? Nous vivons une époque difficile, mais aussi particulièrement passionnante - cela vaut aussi bien pour Mercedes-Benz que pour l'ensemble du secteur technologique. Il suffit de regarder la vitesse à laquelle les technologies évoluent en ce moment. Aujourd'hui, ceci est l'état de l'art, et demain ce sera peut-être au musée. Et mon secteur est bien placé pour faire face à cette vitesse ! J'ai une équipe formidable, composée d'employés très expérimentés et disposant d'un réseau mondial, qui ont des compétences de haut niveau, mais qui sont aussi très curieux.
Là où il y a beaucoup de lumière, il y a aussi certainement quelques coins d'ombre ?
Dans toute grande entreprise qui s'est développée au fil du temps, il y a aussi des thèmes que l'on n'aborde peut-être moins volontiers. Mais là aussi, il faut s'y attaquer, éclairer ces "coins poussiéreux" au projecteur et les nettoyer. J'ai donc décrété par exemple des semaines de balayage, en m'inspirant d'une tradition typiquement souabe [tradition qui remonte au 15e siècle, issue d'une région historique du sud-ouest de l'Allemagne, NDLR]. Elle régit le nettoyage hebdomadaire par les voisins des zones communes telles que les cages d'escalier, les entrées d'immeuble, les parvis, etc. Avec des prix à la clé, qui sont des pelles à balayer en or ! En tant que souabe d'origine, je trouve l'idée tout simplement géniale.
Mais à quoi correspond une "semaine de balayage" dans l'informatique ?
Nous avons déployé cette initiative interne au sein du département informatique dans le monde entier, y compris en Inde et aux États-Unis. Les équipes ont littéralement fait le ménage. Elles ont donc regardé toutes les applications et les ont cataloguées. L'objectif était de réfléchir à ce dont nous avons encore réellement besoin. Pour comprendre où investir de nouveau, où nous transformer, ou si nous avions besoin de 100 applications quand trois suffisent.
Vous parlez de façon générale de l'époque passionnante dans laquelle nous vivons. Mais à quels sujets précis pensez-vous ?
D'une part, sur le plan mondial, c'est une période passionnante en raison de la situation macroéconomique, ainsi que de la situation des marchés et des implications qui en découlent quant à la manière d'organiser notre informatique. D'autre part, c'est une période passionnante pour Mercedes-Benz spécifiquement, car nous étendons nos business models. Je pense par exemple à l'avenir de la fonction ventes. Commander une Mercedes doit être aussi agréable qu'en conduire une. En continuant à développer nos magasins en ligne, nous offrons à nos clients la possibilité de finaliser l'achat d'une voiture et également le processus de leasing de manière entièrement numérique. Cela a de grandes implications pour notre environnement informatique, tant en matière de disponibilité que d'intégration des différentes applications.
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« Nous misons sur la GenIA pour que les employés des lignes de production obtiennent toutes les informations nécessaires en langage naturel. » (Photo : Mercedes-Benz)
La manière dont nous concevons et construisons les automobiles change également. Il suffit de penser au mot-clé de jumeau numérique. Avec discernement, nous voulons numériser tout ce qui peut l'être. Le physique suit désormais le numérique. Nous devons apprendre à gérer cette technologie dans la recherche, le développement et la planification de la production.
Prenez encore le thème de l'IA. On parle d'une "révolution industrielle sous stéroïdes". Aujourd'hui, Il ne manque plus grand chose pour que nous puissions coder plus vite que d'écrire un SMS. L'IA accélère déjà le développement de manière impressionnante chez Mercedes-Benz : plus de 5000 développeurs utilisent le GitHub Copilot au sein du groupe. Ils nous confirment économiser au moins 30 minutes par jour. Cela représente donc 2 500 heures par jour. Mais tous les secteurs de l'entreprise sont actuellement en pleine transformation et celle-ci s'accélère plutôt que de ralentir. L'IA va accélérer le monde tout comme l'invention de l'automobile et nous avons choisi d'être dans le siège du conducteur.
Vous faites l'éloge de votre équipe informatique, mais y a-t-il toutefois des points à améliorer ?
Une organisation informatique qui existe depuis longtemps et qui est curieuse doit continuer d'apprendre et de se développer. Nous sommes déjà en bonne voie, mais nous ne devons pas nous relâcher : pour construire les voitures les plus désirables du monde, nous avons aussi besoin des meilleurs processus informatiques. Je suis moi-même une grande utilisatrice de Mercedes-Benz Direct Chat, notre solution interne de GenAI, et de GitHub Copilot. Mes collègues et moi échangeons souvent nos découvertes en la matière.
Tout le monde devrait exprimer ouvertement cette curiosité. De même que l'on devrait aussi admettre quand on ne sait pas quelque chose. Ou quand quelque chose n'a peut-être pas si bien fonctionné. Il faut continuer à promouvoir la "culture de l'échec", car on apprend davantage de ses erreurs que de ses réussites. Aucun d'entre nous n'a encore pratiqué son travail tel que nous allons le faire désormais. Nous devons donc tous apprendre et nous devons tous être capables de parler ouvertement de ce qui ne va pas - même si la plupart des choses se passent bien pour nous.
Et c'est surtout à nous, les cadres, qu'il incombe de renforcer cette culture de l'erreur. De plus, je suis convaincue que l'informatique ne sera efficace dans un groupe mondial comme Mercedes-Benz que si nous la vivons en tant qu'équipe. L'ingénierie automobile et plus encore l'informatique sont des sports d'équipe par excellence.
Vous disposez d'un budget annuel élevé de plusieurs Md€. Comment comptez-vous l'utiliser ?
En principe, il s'agit d'abord d'augmenter la productivité de l'informatique. Mais nous devons aussi relever les défis que nous venons d'évoquer et économiser là où c'est nécessaire. Nous devons rationaliser davantage et aller plus loin dans la standardisation. Nous appelons cela la "radical standardization", une initiative visant à éliminer la complexité des processus et à recourir davantage aux normes lorsque cela s'avère judicieux. Avons-nous déjà une solution pour résoudre un problème business ? Sinon, existe-t-il des produits standards que nous pouvons utiliser ou réutiliser ? Il s'agit de nous donner de la marge pour investir plutôt dans des innovations comme l'IA.
Outre l'IA, quels sont les thèmes prioritaires pour vous ?
La priorité absolue pour moi, ce sont des opérations stables et solides comme la pierre. Dans le monde entier, on a pu constater récemment, à la suite de la panne de Crowdstrike, que rien ou presque n'est plus possible sans informatique. Nous devons donc être absolument sûrs de nous, notamment pour minimiser les temps d'arrêt et les perturbations.
Quelles sont les priorités stratégiques en ce qui concerne l'utilisation de l'IT dans la production ?
La production est un vaste champ d'innovation. D'autant que nous y disposons d'une quantité infinie de données à utiliser dans le monde entier pour prendre des décisions plus rapidement. Tous les contremaîtres de nos usines sont aujourd'hui leurs propres mini-CEO. Pour qu'ils prennent des décisions basées sur des données, nous devons leur donner les meilleurs outils possibles pour facilement extraire du système toutes les informations et les prévisions pertinentes à tout moment.
Nous misons ici sur la GenIA pour que les employés de la ligne de production obtiennent en langage naturel des informations qui, auparavant, ne pouvaient être extraites de la base de données que difficilement et uniquement par des experts. Un autre thème est celui du jumeau numérique. Comment réduire le temps de préparation des machines ? Comment planifier et tester virtuellement la construction de nouveaux sites de production avant de passer à leur mise en oeuvre réelle ?
Comment les employés de la production acceptent-ils l'IA ?
La condition de base pour une large acceptation de l'intelligence artificielle est la confiance. C'est pourquoi, dès 2019, nous avons établi nos propres principes pour une utilisation responsable de l'IA. Ma perception est toutefois que cela pourrait aller encore plus vite pour la plupart de mes collègues. Nous avons un très grand nombre de cas d'usage, de sorte que nous avons du mal à tout mettre en oeuvre pour le moment. Pour nous, le défi n'est donc pas de trouver des usages possibles, mais de les qualifier et de les mettre en place proprement pour qu'ils correspondent à nos principes. Il est important que nous gérions les innovations en matière d'IA de manière responsable, en identifiant et en minimisant les risques. Nous n'utilisons l'IA que là où nous identifions une réelle valeur ajoutée.
« Comme dans beaucoup de grandes entreprises, il reste des silos à certains endroits. Et les briser pour une mise à disposition des données de bout en bout est l'un de nos défis. » (Photo : Mercedes-Benz)
Comment procédez-vous ?
Nous avons mis en place une base de données de cas d'usage dans laquelle nous rassemblons les idées et les évaluons. Après évaluation, nous établissons des priorités et passons à la mise en oeuvre. J'ai une équipe d'experts au sein de notre filiale Mercedes-Benz Tech Innovation, qui a mis en place ce que l'on appelle le "GenAI Accelerator". Cela fonctionne depuis le milieu de l'année dernière et nous sommes en train de passer à la vitesse supérieure afin de maximiser les avantages de l'IA générative pour Mercedes-Benz et d'être encore plus rapides dans la mise en oeuvre.
De quel type de cas d'usage parlez-vous ?
Ils sont très divers et se placent tout au long de la chaîne de valeur. Dans le domaine de la vente, nous aidons nos clients à trouver des voitures grâce à l'IA dès la phase de recherche d'information. Un assistant virtuel répond à leurs questions sur nos produits et services 24 heures sur 24. Dans notre centre d'assistance à la clientèle, l'IA nous aide à catégoriser et prioriser les e-mails entrants. Ils sont transmis aux équipes de spécialistes concernées en fonction de leur contenu. Chez Mercedes-Benz, l'IA n'est pas une fin en soi. Si vous avez une panne de voiture, vous ne voulez pas parler à un chatbot. Le contact humain reste irremplaçable. C'est pourquoi nous utilisons l'IA de manière ciblée et consciente là où elle apporte le plus d'avantages, sans pour autant négliger la touche personnelle.
D'une manière générale, dans tous les domaines où il existe de grandes quantités de données et de documents, il y a un grand potentiel pour aider les collaborateurs à traiter plus rapidement les différents processus avec l'aide de l'IA. Un autre exemple est celui des requêtes internes dans les bases de données. Avec l'IA, nous n'avons plus besoin de passer autant de temps pour obtenir des données toujours à jour. Et nos équipes obtiennent presque immédiatement une réponse correcte à leur question. Nous utilisons des modèles de langage en production et nous accélérons ainsi l'utilisation d'outils intelligents dans l'écosystème numérique MO360 [Plate-forme numérique commune à une trentaine d'usines, pour le partage de données et l'optimisation de la production sur l'équivalent d'une ligne unique virtuelle, NDLR].
Aujourd'hui déjà, les employés du site de Rastatt [Bade-Wurtemberg] voient en temps réel comment se déroule en détail la production à Tuscaloosa [Alabama, Etats-Unis], par exemple. Et ce, sans envoyer aucune requête SQL, mais en interrogeant l'IA en langage naturel. Nous accélérons ainsi, entre autres, l'identification et l'analyse des erreurs, ainsi que la gestion de la qualité et l'optimisation des processus. L'IA devrait devenir notre collègue préférée à tous - et chez Mercedes-Benz, elle l'est déjà dans de très, très nombreux domaines.
À vos yeux, où l'informatique a-t-elle encore du retard à rattraper ?
Comme dans beaucoup de grandes entreprises, il reste des silos à certains endroits. Et les briser pour une mise à disposition des données de bout en bout est l'un de nos défis. Je crois profondément à l'intérêt de prioriser les sujets de bout en bout au-delà des frontières des différents services.
Le fait que le marché de l'IA soit très fortement dominé par certains acteurs américains ne vous pose-t-il pas de problèmes ?
Nous travaillons en toute confiance avec bon nombre de ces entreprises et jusqu'à présent, nous n'avons eu que des expériences positives. De plus, il existe des accords de protection des données, ce qui signifie que nous gardons la maîtrise de nos data. Nous sommes sur la bonne voie, mais nous gardons l'oeil ouvert.
Pensez-vous que l'idée d'un cloud européen ait un avenir ?
Je ne peux encore rien prédire. Après tout, cela dépend aussi en partie de la manière dont le monde évolue. Je pense que, dans ce monde global, nous pouvons continuer à faire du commerce global et à exploiter des univers informatiques globaux. En tant qu'entreprise, nous poursuivons depuis de nombreuses années une stratégie "local-for-local", c'est-à-dire que nous proposons et produisons sur place les produits adéquats. Par exemple, nous exploitons déjà certaines choses localement en Chine, car de nombreux services diffèrent de ceux proposés en Occident. Nous utilisons des fournisseurs de cloud disponibles là-bas, comme Tencent, pour certaines de nos applications.
L'informatique globale est également soumise à différentes exigences régionales en matière de conformité - je pense notamment à l'AI Act de l'UE. Dans quelle mesure cela freine-t-il vos projets ?
Notre département informatique travaille toujours en étroite collaboration avec notre département juridique et de conformité. Et ce, dès le début d'un projet. C'est la seule façon pour nous d'identifier les risques juridiques à un stade précoce et de les aborder de manière prévoyante et systématique. De cette manière, nous nous assurons que nos systèmes informatiques sont conformes aux exigences réglementaires. En ce qui concerne l'AI Act, je pense que nous sommes bien placés, car, comme nous l'avons mentionné, nous nous sommes déjà imposé nos propres règles dès 2019. Et elles n'en sont pas si éloignées. Pour nous, il va de soi que nous utilisons l'IA conformément à nos principes, même au niveau mondial. Bien sûr, il y aura des nuances et l'un ou l'autre cas d'utilisation variera selon les régions.
« Le métavers jouera un rôle important dans la décision d'achat et le conseil aux clients. Tout comme le métavers industriel pour notre planification de la production. » (Photo : Mercedes-Benz)
Exploitez-vous aussi des solutions open source ?
Oui. Car les logiciels libres et open source (FOSS) ne permettent pas seulement de réduire les coûts. Les connaissances se multiplient lorsqu'elles sont partagées. Je pense qu'une culture open source saine est à la fois l'un des investissements les plus intelligents pour l'entreprise et une responsabilité sociale. Nous avons été l'un des premiers à lancer ce que l'on appelle le manifeste FOSS, car nous considérons l'open source comme une grande opportunité. Un de nos experts a même récemment été invité par les Nations unies, à New York, pour partager notre expérience de l'open source. Nous sommes fiers d'être un des pionniers dans le domaine du libre, au-delà même de notre secteur. Nous voulons contribuer activement et partager notre propre code, car nous en reconnaissons l'important potentiel, mais nous sommes également conscients des risques. Nous voulons que le libre soit sûr et qu'il puisse être couvert et utilisé de manière raisonnable.
Qu'entendez-vous par "couverture raisonnable" ? Pensez-vous à des attaques de piratage ou à des aspects tels que la propriété intellectuelle ?
Je pense aux deux. Toutefois, je pense que la cybersécurité n'est pas le plus grand défi dans ce contexte. En revanche, l'idée de la propriété intellectuelle pèse plus lourd. Nous devons bien réfléchir à ce que nous partageons avec la communauté et à ce que nous ne partageons pas. Nous devons identifier les caractéristiques qui nous différencient. Mais, dans l'informatique d'entreprise, il y a tellement de domaines dans lesquels nous pouvons utiliser le FOSS pour des fonctions de base que nous pouvons en tirer un immense profit.
Qu'en est-il de techniques plus futuristes comme l'informatique quantique, le métavers ou le métavers industriel ?
Nous testons le métavers depuis des années. Nous venons d'organiser un événement au cours duquel j'ai moi-même testé les dernières lunettes VR. Cela jouera un rôle important dans la décision d'achat et le conseil aux clients. Tout comme le métavers industriel pour notre planification de la production. Donc, dans tous les domaines, existent des sujets où nous allons utiliser cette technologie quand nous ne le faisons pas déjà.
Cependant, nous observons aussi qu'il y a actuellement un changement dans l'industrie IT. Les grands acteurs sortent un peu le métavers de leurs investissements et s'orientent vers l'IA. En général, nous observons de près ces tendances technologiques et évaluons en permanence les opportunités et les potentiels pour Mercedes-Benz. La grande tendance actuelle est l'IA - pour nous aussi. Nous restons à l'affut sur le sujet de l'informatique quantique, car c'est incroyablement important en matière de cybersécurité.
Article rédigé par
Jürgen Hill, CIO Allemagne (adapté par E.Delsol)
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