L'AP-HP soigne sa révolution numérique

Laurent Treluyer est le DSI de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), la plus grande structure hospitalière d'Europe. La logique d'optimisation entraîne une large centralisation (qui n'est cependant pas absolue), notamment avec le Dossier Patient Unique enfin en déploiement. Et la révolution numérique surgit également dans le monde hospitalier autant pour les patients que pour les professionnels.
PublicitéCIO : Quel est le rôle du DSI de l'AP-HP et le degré d'autonomie de chaque établissement en matière d'IT ?
Laurent Treluyer : L'AP-HP, c'est 39 établissements répartis en 12 groupes hospitaliers comprenant chacun de 1 à 5 hôpitaux. Nous n'avons plus de DSI par établissement mais juste une DSI par groupe hospitalier et la DSI centrale.
La DSI du groupe hospitalier assure le support de premier niveau des utilisateurs et la relation avec eux, la gestion des applications locales et celle de l'infrastructure locale (réseau local, datacenter local...). La DSI centrale, à l'inverse, est en charge des applications centrales -dont le parc s'accroît- comme SAP, HR Access, les applications métiers au service des patients, etc. Elle s'occupe évidemment du réseau informatique entre établissements, des grosses infrastructures d'une manière générale...
Nous sommes clairement dans une logique de centralisation avec la consolidation des applications et celle des datacenters. Mais il restera toujours, pour des raisons de sécurité, de l'applicatif local, au minimum avec du tampon local. Il ne peut pas être envisagé qu'une panne réseau empêche le fonctionnement d'une fonction vitale en cours d'intervention chirurgicale par exemple. De la même façon, pour les équipements biomédicaux, on essaie de conserver un serveur au plus près de l'appareil. Cela dit, par exemple dans le cas de la radiologie, l'autonomie propre de l'appareil peut suffire en cas d'urgence et l'historique patient n'être accessible que sur un archivage centralisé, dans un PACS (Picture Archiving and Communication System). Comme la gestion d'un PACS est très consommatrice de ressources humaines, nous souhaitons les centraliser au maximum en passant de 12 à 1 ou 2. Ces PACS centralisés permettent de diffuser les images dans divers établissements, par exemple pour qu'un médecin puisse demander l'avis d'un confrère spécialiste de telle pathologie situé dans un autre site. Un nouveau scanner peut produire jusqu'à 18 000 images pour un seul examen (la moyenne étant aux environs de 5600). Nos PACS font actuellement 1,2 Po (doublé avec un secours) avec une progression prévue à 3 Po fin 2020... Les technologies augmentent en puissance et donc en consommation de ressources. La responsabilité de la supervision du PACS est centrale mais le DSI local assure la supervision courante.
CIO : Face aux contraintes budgétaires, comment optimisez-vous vos ressources ?
Laurent Treluyer : La première manière de faire est de décommissionner des applications locales et de mettre en place des applications centrales. Cela permet de diminuer les coûts aussi bien en maintenance qu'en licences. Et nous avons ainsi également gagné 20 % en dépenses électriques grâce à la centralisation applicative. Nous menons également une réflexion sur le logiciel libre qui pourrait nous faire économiser 20 à 30 %.
La centralisation concerne bien sûr aussi les salles informatiques. Nous en avons aujourd'hui 58. A terme, l'objectif est de disposer de deux salles Tier III [Taux de disponibilité de 99,98 % et redondance intégrale, NDLR]. Pour l'instant, nous disposons d'une salle Tier III et d'une salle Tier II [Disponibilité : 99,75%, redondance partielle, NDLR]. Une troisième salle Tier III est en construction. En tout, à terme, nous disposerons de 800 m² TIER III auxquels s'ajouteront 200 m² en TIER II, dans un hôpital, pour les applications moins sensibles.
Enfin, nous migrons autant que possible la téléphonie vers la ToIP. Mais cela n'est pas toujours possible dans les anciens bâtiments, faute d'un réseau adapté.
Mais optimiser ne signifie pas couper les coûts à tout prix. Nous avons connu quelques pannes et nous avons beaucoup travaillé sur la fiabilisation de notre IT. Nous cherchons ainsi à être en mode prévision/supervision plutôt que intervention en urgence. Et, étant donné que nous sommes un groupement d'établissements de santé, que nous traitons des données extrêmement sensibles, nous avons accru notre budget sécurité. Et nous venons aussi de créer, il y a un mois, un poste de CIL au sein de la DSI. Pour l'instant, ce CIL travaille avec le RSSI et cette appartenance avait donc un sens. A terme, cela pourrait changer.
PublicitéCIO : Est-ce que la Révolution Digitale a du sens pour une organisation comme l'AP-HP ? Commençons par les patients.
Laurent Treluyer : Bien entendu. Nous avons mis en place un Wi-Fi patient gratuit en place dans tous les établissements, pas forcément dans toutes les chambres mais au moins dans les zones publiques. Les normes actuelles de construction, notamment HQE, amènent souvent le blocage des réseaux externes comme la 4G. Ce Wi-Fi est donc nécessaire. Mais il reste plutôt bas-débit.
Nous mettons également en place de nouveaux services pour le patient. Par exemple, nous proposons aux patients de payer en ligne leur facture plutôt que d'avoir l'angoisse de la recevoir en provenance du trésor public. En un an, nous avons 30 % d'adoption là où le service est disponible.
Nous sommes également en train de déployer, établissement par établissement, la prise de rendez-vous en ligne afin d'améliorer les services proposés aux patients et de décharger les secrétariats des hôpitaux fortement sollicités par le téléphone. Après appel d'offres, nous avons choisi le SaaS de Doctolib, plus sophistiqué que ce que l'on pouvait trouver par ailleurs. Cette prise de rendez-vous en ligne est intégrée à notre gestion interne de rendez-vous. Doctolib ne gère que la partie exposée sur le web, pas les agendas des médecins ni les rendez-vous pris en interne.
Nous sommes en train de créer un portail patient, full responsive bien entendu, qui est pour l'instant essentiellement informatif. A partir de 2018, nous allons y intégrer des services, tout ce qui concerne le patient devant y être à terme consolidé. D'ores et déjà, d'ici fin juin 2017, nous y intégrons la « pré-inscription » en ligne avec renseignement de toutes les informations administratives. A terme, d'ici fin 2017, la pré-inscription alimentera directement les apps centrales.
CIO : Et concernant les professionnels, en quoi consiste la révolution digitale ?
Laurent Treluyer : Déjà, nous allons faciliter la relation entre les établissements et la médecine de ville. Par exemple, nous ouvrons un accès spécifique à Doctolib aux professionnels de ville. Nous déployons aussi la Messagerie Sécurisée proposée par l'Assurance Maladie. Nous constatons des fortes croissances dans l'usage de cette messagerie avec aujourd'hui plus de 6000 messages/mois.
En interne, nous mettons en place un dossier patient électronique unique, une bureautique avec messagerie, etc. L'une des évolutions en cours du PACS est la possibilité de consulter une image en ligne à domicile pour éviter des déplacements en cas de période d'astreinte d'un médecin.
CIO : A l'inverse du Digital, comment gérez-vous vos obligations de long terme en matière d'archivage ?
Laurent Treluyer : Nous avons l'obligation d'archiver les dossiers des patients pendant vingt ans depuis la dernière consultation, avec toute l'antériorité à celle-ci. A l'époque du papier, les soucis étaient connus : le feu, l'eau... Depuis une quinzaine d'années, nous sommes passés au numérique pour de plus en plus de choses. Pour l'heure, nous ne rencontrons aucun problème de stockage. Et, en fait, tant que nous ne changeons pas d'applicatif, nous n'avons aucun soucis. La reprise d'antériorité est en effet la grosse difficulté.
Mais la vraie difficulté réside dans la définition de l'information médicale à conserver. Doit-on conserver le compte-rendu ou bien l'image d'examen ? Nous produisons bien plus de données aujourd'hui qu'avant, par exemple en gardant celles issues en continu d'un ECG de surveillance. La tendance est cependant plutôt à ne garder que les comptes-rendus. L'intérêt médical, dans le cadre de soins, de relire un scanner vieux de quinze ans est en effet limité. En revanche, cela peut avoir du sens en recherche de reprendre des historiques de données plus profonds.
CIO : Justement, puisque l'on parle de données patients, l'un des grands projets qui a connu beaucoup de difficultés ces dernières années à l'AP-HP est le fameux dossier patient unique. Où en est-on ?
Laurent Treluyer : Le dossier patient installé à l'Hôpital Européen Georges Pompidou (HEGP) de l'AP-HP était DxCare, le produit de Medasys. Lorsqu'un appel d'offres a été lancé pour le dossier patient unique, c'est ce produit qui a remporté le marché en 2007 dans le cadre d'un consortium avec Thales. Le produit n'a finalement pas été déployé et un nouveau marché a été lancé.
En 2009, c'est Orbis d'Agfa Healthcare qui a été choisi. Ce produit est actuellement en cours de déploiement. Orbis est en effet basé sur un produit allemand or chaque pays a ses process, ses répartitions de rôles (par exemple entre médecins et infirmières), etc. Il y a donc eu de vraies difficultés fonctionnelles. En plus, bien que le SI soit par nature centralisé, il est nécessaire de traiter en local certains process différenciés liés à certaines pathologies ou pratiques. A cela s'ajoute une difficulté majeure : l'AP-HP s'occupe de 10 % de la population française et il s'agit de créer le plus gros dossier patient unifié au monde.
La cause du retard est plus dans le sous-investissement que dans des dépenses somptuaires. A ce jour, nous avons dépensé 130 millions d'euros, dont 25 en licences. Le déploiement en cours mobilisera 160 prestataires. Mais il faut garder en tête que Orbis, avec 22 modules, va avoir 58 000 utilisateurs (80 000 à terme) dans 567 services.
Depuis 2 ans, le déploiement s'accélère. Je vous assure que la dépense est faible par rapport à ce que l'on constate aux Etats-Unis dans des contextes comparables. Actuellement, nous investissons fortement dans la conduite du changement et la formation : avoir un produit utilisé au quart de ses possibilités n'a pas de sens.
La plupart des modules étant encore en client-serveur, nous les déployons au travers d'une architecture Citrix. Nous avons beaucoup travaillé sur la performance du système en basculant l'an dernier sur de l'Oracle Exadata. L'évolution des modules du client-serveur vers le mode web est en cours.
Lors de la dernière enquête de satisfaction, sur les 2200 réponses, les satisfaits sont désormais majoritaires (même s'il y a peu de très satisfaits). Et les derniers utilisateurs à être avec des dossiers papier sont en attente.
Les avantages du dossier patient unique commencent à être sensibles. Ainsi, les praticiens commencent à consulter directement les informations des dossiers patients réalisés dans un autre établissement, les internes ne sont plus formés qu'à un seul produit au lieu de cinq ou six et les interfaces applicatives sont simplifiées. La prise en charge de nos patients en est améliorée.
CIO : Intégrez-vous la Médecine de Ville à la Médecine Hospitalière et si oui comment ?
Laurent Treluyer : Plusieurs projets ont effectivement lieu. Par exemple, le projet Terri-Santé dans le Val-de-Marne, piloté par l'ARS [Agence Régionale de Santé, NDLR] Île-de-France, vise à créer une plate-forme d'échanges autour du parcours patient entre ville et hôpitaux. Ce suivi transverse concerne surtout des parcours typés comme un suivi de grossesse, des personnes âgées, des personnes atteintes de diabète, etc. Les professionnels de santé, prioritairement paramédicaux s'impliquent fortement dans ce programme.
Nous avons aussi lancé le programme « médecins partenaires » avec la mise en place de services dédiés aux médecins qui adressent des patients à l'AP-HP : numéro de téléphone dédié, plage dédiée de rendez-vous, lettre d'information.
CIO : Quels sont vos grands chantiers d'avenir ?
Laurent Treluyer : Le Dossier Patient Unique nous permet de créer un entrepôt de données de santé sous Hadoop avec des données intéressantes pour la recherche avec des populations plus importantes qu'avec un dossier patient local. A ce jour, nous disposons de six millions de dossiers (biologie, PMSI, etc.). La CNIL a autorisé cet entrepôt en février 2017, autorisation qui était nécessaire étant donnée la sensibilité des informations. Cela a supposé la mise en place d'une gouvernance spécifique avec la création d'un comité scientifique et éthique. Côté Big Data, nous sommes également en train de consolider des données de génomique avec la création d'une équipe de recherche de bio-informaticiens en septembre 2016.
Grâce au Big Data, la médecine est de plus en plus personnalisée. En pouvant observer des signaux faibles liés à des effets secondaires, on pourrait ainsi anticiper la survenue d'éventuels événements indésirables graves liés à une prise de médicaments. Et cela nous facilitera le recrutement de testeurs pour les effets cliniques.
L'AP-HP s'est lancée dans une profonde transformation numérique qui bénéficie d'un fort soutien du Directeur général, Martin Hirsch, qui est souvent à l'initiative de ces projets.
Article rédigé par

Bertrand Lemaire, Rédacteur en chef de CIO
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