Interviews

Frédéric Vincent (DSI du groupe Renault) : « nous vivons aujourd'hui une période passionnante pour les informaticiens dans le secteur automobile »

Frédéric Vincent (DSI du groupe Renault) : « nous vivons aujourd'hui une période passionnante pour les informaticiens dans le secteur automobile »
Frédéric Vincent, DSI du groupe Renault, doit relever de nombreux défis et la digitalisation n’est pas le moindre.
Retrouvez cet article dans le CIO FOCUS n°174 !
Vivre la transformation numérique : de la stratégie au quotidien

Vivre la transformation numérique : de la stratégie au quotidien

Trop souvent, l'expression "transformation numérique" est galvaudée. On l'entend et on hausse les épaules. Pourtant, cette transformation est une réalité. C'est même une réalité aux impacts très quotidiens, pas seulement parce que les collaborateurs vont utiliser un réseau social d'entreprise, une...

Découvrir

Frédéric Vincent, DSI du groupe Renault depuis Mai 2016, détaille son périmètre, les relations au sein de l'Alliance et les transformations en cours. Chez un constructeur automobile, l'informatique doit avant tout être disponible. Mais la transformation digitale est cependant, chez Renault, une réalité majeure dans tous les métiers. Enfin, pour lui, l'approche pour concevoir le futur véhicule autonome est différente de celle du véhicule connecté.

PublicitéCIO : Renault fait partie de l'Alliance avec Nissan et Mitsubishi et possède des filiales ainsi que des co-entreprises. Quel est le périmètre de la DSI du groupe Renault et ses relations avec les autres entités de l'Alliance ?

Frédéric Vincent : La DSI de Renault s'occupe exclusivement de Renault. Il en est de même pour Nissan et Mitsubishi : chacun a sa propre DSI. Il existe des services communs, par exemple APO (Alliance Purchasing Organisation), qui s'occupe de tous les achats (y compris IT) pour toute l'Alliance. Les outils de ces services communs sont fournis par l'une ou l'autre des DSI du groupe.
De la même façon, nous menons des projets communs avec des contributions des uns et des autres. Et l'Alliance a des projets partagés, comme les plates-formes [conception industrielle bout-en-bout d'un modèle ou d'une série de modèles de véhicules, NDLR], et chaque DSI est amenée à y contribuer. Mais nous gardons nos choix technologiques. Par exemple, Renault utilise la CAO de Dassault Systèmes tandis que Nissan utilise celle de Siemens. Les DSI de Renault et Nissan travaillent ensemble pour rendre communicants les SI mais chacun reste responsable de sa propre entité. Il existe également une structure commune Renault-Nissan en Inde pour le développement informatique.
La DSI de Renault pilote tout le SI du groupe. Certains régions [zones géographiques, éventuellement des pays ou des continents entiers, NDLR] sont des co-entreprises ou des filiales à 100 %. Celles-ci ont en général leur DSI propre, supervisée par la DSI groupe de Renault. Par exemple, Avotvaz (connu pour sa marque Lada) est une filiale majoritaire de Renault dont l'intégration n'est pas terminée qui a sa propre DSI, sous la supervision de Renault.
En tout, la DSI de Renault compte 3000 collaborateurs dont 1000 un peu partout dans les régions.

CIO : Au sein du groupe Renault, quel est le périmètre de la DSI ?

Frédéric Vincent : La DSI gère l'IT de tous les métiers du groupe.
Le premier est la conception des véhicules, du design initial (CAO) jusqu'à la fabrication de l'objet complet, y compris les outils de crash-test virtuel ou de soufflerie virtuelle. Le digital apporte bien sûr beaucoup à cette phase en permettant de multiplier les tests à moindre coût, même si des tests « en vrai » restent nécessaires pour valider à la fin.
Le deuxième est la fabrication des véhicules. Là, on parle de gestion de chaîne d'approvisionnement (SCM, supply-chain management), de gestion de la production, etc.
Le métier suivant est la vente des véhicules. Celle-ci peut être directe (en B2B, pour des flottes de grandes entreprises) ou indirecte (via le réseau de distribution, composé d'indépendants et de filiales). La DSI fournit à ce métier des outils de type CRM, commande, gestion de l'après-vente...
Il y a un métier transverse essentiel : la qualité, qui agit tout au long du process. La DSI lui fournit les outils d'audit. Enfin, comme toute société, nous avons des fonctions supports et transverses.

Publicité

CIO : Quels outils et technologies utilisez-vous pour couvrir ce périmètre ?

Frédéric Vincent : Nous avons une très grande variété d'environnements et de technologies : OpenVMS, AS/400, Mainframe, VMware... Nous utilisons bien sûr SAP mais aussi de nombreux autres applicatifs comme Manhattan (logistique) et Salesforce (CRM).

CIO : Avez-vous tout de même de grands choix d'architecture ?

Frédéric Vincent : Nous avons une très grande hétérogénéité mais surtout du on premise. Le premier déploiement à très grande échelle d'un SaaS a été Office365, il y a peu d'années. Ensuite, nous avons installé notre usine à sites web chez AWS. L'environnement dédié au véhicule connecté est un partenariat avec Microsoft, du coup hébergé sur Azure. Pour le Big Data, nous sommes en train de basculer chez Google.
Nous optons pour le cloud de façon opportuniste, même si nous étudions la possibilité de le faire de manière plus massive. Mais il se pose dès lors la question de la pérennité de nos datacenters.

CIO : Dans un tel environnement hétérogène, comme gérez-vous la sécurité ?

Frédéric Vincent : Avant la sécurité au sens strict, le premier enjeu est celui de la résilience de l'IT et du respect des niveaux de services (SLA). En effet, tout arrêt de l'IT entraîne des arrêts business, par exemple de chaînes de production. Certaines applications sont par conséquent qualifiées de critiques et donc sous surveillance renforcée avec une supervision dédiée.
Sur les bases de données, les serveurs, les PC, etc., nous optons pour l'état de l'art, les méthodes classiques. Quelques cas posent des questions particulières. Dans le monde industriel et la robotique, les machines peuvent avoir une durée de vie de plus de vingt ans et comprendre des ordinateurs ayant la même durée de vie. Côté distribution, le PC d'un concessionnaire n'est pas un PC Renault mais il reste très attaquable tout en étant connecté à notre SI. Enfin, par définition, une voiture connectée est ouverte sur Internet.
Nous utilisons toutes les technologies disponibles pour notre sécurité et notre résilience. Bien entendu, nous segmentons les réseaux pour éviter les contaminations. Nous disposons d'un SOC (Security Operations Center, équipe dédiée à la sécurité opérationnelle et à la veille). Et, bien entendu, les PC sont sous supervision centrale pour garantir leur bon fonctionnement.

CIO : Qu'implique pour vous la digitalisation ?

Frédéric Vincent : Pas un domaine de l'entreprise n'y échappe depuis 2015. Et nous avons établi qu'il y a de la valeur créée par l'accélération de cette digitalisation. En 2017, nous avons donc décider d'accélérer. Nous avons créé une structure dédiée, Renault Digital, avec 200 personnes.
Comme j'en parlais tout à l'heure, la simulation permet d'aller plus vite pour moins cher pour les tests de crash, de conduite autonome, etc. Nous avons donc consenti de gros investissements en HPC.
Côté usines, nous avons de gros enjeux de pilotage industriel . Le digital intervient aussi sur l'anticipation de production, la maintenance prédictive de l'appareil industriel pour éviter les arrêts. Pour cela, le machine learning va se baser sur des capteurs comme des capteurs de vibration pour détecter une probable future panne et permettre un remplacement de façon contrôlée, ne pénalisant pas la production. Sur le bord de la chaîne de montage, les chefs d'unité ont une tablette avec une documentation complète en ligne. Avant, ils devaient retourner à leur bureau au moindre incident. De la même façon, nous avons recours à la réalité augmentée sur des chaînes de montage pour guider les ouvrier dans les gestes rares.
Le digital, c'est aussi dans l'après-vente. Quand nous avons une remontée d'information sur une panne d'un véhicule, nous sommes capables de remonter au lot et, le cas échéant, de rappeler les autres véhicules concernés par le même lot pour une vérification. Et l'application MyRenault permet à nos utilisateurs de conserver tout l'historique.
Dans notre activité commerciale, le digital a beaucoup changé les choses. Avant, les clients réalisaient quatre ou cinq visites en concession avant d'acheter. Aujourd'hui, la moyenne est plutôt à 1,5. En effet, le client se renseigne en ligne avant de se déplacer. Et les ventes privées en ligne (donc le e-commerce B2C) arrivent, avec livraison en concession.



CIO : Comment fonctionne Renault Digital ?

Frédéric Vincent : C'est un incubateur de projets digitaux. Quand nous avons un projet de ce type, nous y envoyons l'équipe métier et l'équipe informatique en charge du projet pour former les gens aux méthodes agiles et les accompagner. L'objectif est de, au fur et à mesure, former tous les personnels à l'agilité.
De plus, Renault Digital aide et accompagne les équipes dans tout le groupe pour le digital.
Il s'agit également de mesurer la valeur créée. Notre objectif est d'atteindre un milliard d'euros en 2020. Cet objectif est déjà presque atteint, que ce soit en business additionnel ou en gain de productivité.
Nous avons d'ailleurs mis en place des hubs digitaux au Brésil, en Russie et au Maroc pour mener la transformation numérique des régions.

CIO : En tant qu'industrie, tous vos collaborateurs ne sont pas informatisés. Comment ceux-là sont-ils intégrés à al révolution numérique ?

Frédéric Vincent : Les opérateurs non-informatisés peuvent accéder à des outils comme le SIRH, l'Intranet, etc. via des bornes en usines mais aussi, de plus en plus, via leur PC personnel, à domicile.

CIO : Quel est l'implication de la DSI dans le véhicule connecté ?

Frédéric Vincent : Les données issues des véhicules connectés peuvent avoir de très nombreux usages. Certains sont une réalité, d'autres en tests. Aujourd'hui, l'emergency call [capacité à déclencher une alerte et une demande de secours à partir du véhicule, NDLR] est obligatoire sur les nouveaux véhicules qui doivent donc être connectés.
Les données peuvent servir à la compréhension des usages de nos produits pour les améliorer, ce qui impliquent qu'elles soient utilisées par l'ingénierie. Côté commercial, si un utilisateur a roulé tant de kilomètres avec tel type de conduite, il peut être intéressant de lui proposer un changement de plaquettes de freins ou une autre opération de maintenance.
Les gestionnaires de parcs (flottes d'entreprises, loueurs...) ont une forte demande d'informations issues de ces données. Ces informations peuvent concerner la maintenance des véhicules mais aussi l'autonomie et les besoins de recharge des véhicules électriques.
Bien entendu, il faut respecter strictement le RGPD pour ces usages des données. Il nous faut donc systématiquement recueillir le consentement des utilisateurs. D'ailleurs, la réglementation est à peu près similaire partout dans le monde à quelques nuances près.



CIO : Et dans le passage du véhicule connecté au véhicule autonome ?

Frédéric Vincent : Le véhicule autonome est pratiquement le contraire du véhicule connecté ! Pour être autonome, il ne doit pas dépendre d'une connexion avec l'extérieur car il doit être autonome en toutes circonstances, y compris s'il n'y a pas de réseau. Un véhicule autonome peut être par ailleurs connecté comme les véhicules actuels mais il n'y a pas de lien.
Pour toute la partie conduite autonome, ce n'est pas la DSI qui en est chargée mais l'ingénierie. Le but est cependant de transformer le véhicule en SI. Du coup, il y a un impact considérable sur l'IT, par exemple pour recevoir des données issues de millions de véhicules (réseau, big data...). Et il faut, pour rendre cela possible, passer au edge computing voire au computing tout court dans les véhicules afin de ne remonter que des données utiles en central. Et, comme je le disais, toute la capacité du véhicule à conduire doit être purement locale.
La question du véhicule autonome implique, par conséquent, une jonction voire un chevauchement entre la DSI et l'ingénierie.

CIO : Autre technologie dont on parle en ce moment : la blockchain. Vous avez mené des tests, sur le carnet d'entretien par exemple. Où en êtes-vous ?

Frédéric Vincent : Comme tout le monde, nous faisons des tests... Le carnet d'entretien permet de certifier les opérations de maintenance opérées par plusieurs acteurs indépendants du constructeur. Nous testons également cette approche pour certifier la qualité des pièces et leur conformité sur une chaînes de fournisseurs de rang n [fournisseur d'un fournisseur de rang n-1, NDLR] au fournisseur de rang 1 [fournisseur direct du constructeur, NDLR]. L'objectif est de remonter la traçabilité sur toute la chaîne malgré l'absence de relation contractuelle directe avec chaque acteur.
Côté production, il y a sans doute des intérêts mais nous avons d'abord besoin d'éprouver un peu la technologie.

CIO : Pour terminer, quels sont vos défis actuels et pour les années à venir ?

Frédéric Vincent : Depuis trois ans, il s'est agi de remettre l'informatique dans une logique de contributeur au business alors que la DSI était dans une logique de service, de relation client-fournisseur avec les métiers. C'est le premier enjeu du digital. La technologie peut apporter beaucoup à l'entreprise à condition que la DSI soit pro-active avec les métiers, ceux-ci ne pouvant pas deviner quels apports de l'IT pourraient leur être utiles. Pour résumer, la DSI doit devenir un contributeur et donc challenger les métiers et cesser d'être une fonction support quand une imprimante ne marche plus. Cette transformation est déjà largement engagée.
Notre deuxième défi, lié à notre existant, est de réduire notre hétérogénéité technologique et de faciliter les interconnexions, cela passe par l'adoption d'une architecture à base d'API et aussi par le développement du cloud.
Bien entendu, nous avons à réaliser notre révolution de la data après notre révolution digitale. Aujourd'hui, la donnée est encore trop dispersée dans toute l'entreprise, ce qui empêche une mise à disposition optimale aux métiers. Nous avons donc un gros enjeu autour de la maîtrise de la donnée.
L'informatisation du véhicule est un sujet mixte entre la DSI et l'ingénierie. La relation client au long de tout son cycle de vie (dans la voiture, dans la concession, au service client ou via les outils digitaux) est par contre un sujet pour la DSI. Enfin, on n'a jamais fini de digitaliser l'entreprise...
Pour résumer, on peut affirmer que nous vivons aujourd'hui une période passionnante pour les informaticiens dans le secteur automobile. Il y a des défis partout !

Partager cet article

Commentaire

Avatar
Envoyer
Ecrire un commentaire...

INFORMATION

Vous devez être connecté à votre compte CIO pour poster un commentaire.

Cliquez ici pour vous connecter
Pas encore inscrit ? s'inscrire

    Publicité

    Abonnez-vous à la newsletter CIO

    Recevez notre newsletter tous les lundis et jeudis