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François Bottin, Geodis : « La data platform permet de nous affranchir des éditeurs »

François Bottin, Geodis : « La data platform permet de nous affranchir des éditeurs »
François Bottin, chief digital and technology officer de Geodis, arrivé en 2020, raconte les circonstances qui l'ont conduit à déployer une plateforme data maison, devenue centrale pour l'IT et la stratégie. (Photo : Thomas Léaud)

François Bottin, chief digital and technology officer de Geodis, raconte comment le développement contraint d'une plateforme data, à la suite du report d'un projet SAP durant le Covid, est devenue un atout majeur. Un atout de flexibilité dans les développements de projets, d'adaptation à la stratégie et même de négociation face aux éditeurs.

PublicitéArrivé chez Geodis en 2020, durant la pandémie, l'actuel Chief digital and technology officer François Bottin a dû repousser le projet majeur de migration du groupe vers SAP S/4Hana. Pour répondre aux exigences de mesure de la performance de l'entreprise, il va alors mettre en place une plateforme data unifiée qui va se révéler un véritable atout stratégique. François Bottin a détaillé pour CIO cette démarche et ses implications, autant techniques que stratégiques et même financières.

CIO : Vous êtes arrivé chez Geodis en octobre 2020 au poste de CIO corporate, et depuis juillet 2023, vous êtes le Chief digital and technology officer du groupe. Pouvez-vous nous dire ce que cela recouvre ?

François Bottin : Je suis CIO groupe, et présent au comité exécutif. J'ai la charge des projets de transformation, du plan stratégique, de la digitalisation, de l'IA, etc. Et je chapeaute les 4 DSI métiers, qui s'occupent des SI pour chacun des métiers du groupe [commission de transport international, logistique contractuelle monde, distribution et transport express, transport routier], ainsi que le DSI corporate, en charge des applications transversales comme Salesforce.

Vous êtes en particulier le garant de la transformation digitale en appui des plans stratégiques du groupe ?

Effectivement. Geodis vient de présenter son 3e plan stratégique sur 3 ans « Ambition 2027 ». Pour accompagner le premier plan, qui a couvert la période 2013-2018 et visait en particulier l'organisation des métiers, nous avons rationalisé les solutions métiers, TMS, WMS, etc. Pour le suivant, entre 2018 et 2023, nous avons mis en place des outils de back office groupe pour les fonctions transverses avec un CRM unique, Salesforce, un seul SIRH et un intranet. En revanche, il y a un projet qui faisait partie de ce plan, devait être déployé début 2020 et ne l'a pas été à cause de la pandémie, c'est le remplacement de nos systèmes financiers par SAP.

Finalement, cette bascule vers SAP contrariée par la pandémie a abouti à un moment charnière avec le développement de votre propre plateforme data. Pouvez-vous nous expliquer comment ?

Effectivement. Nous avons une dizaine d'ERP dont deux ne sont plus maintenus, donc un environnement hétérogène et obsolète, hérité des nombreux rachats d'entreprises. Pour remplacer tout cela, nous avions mis longtemps à nous décider, mais nous étions prêts à passer à SAP S/4Hana. Mais le Covid est arrivé et Geodis a arrêté tous ses projets demandant des investissements massifs, dont celui-là. Malgré tout, Marie-Christine Lombard, notre directrice générale, ne voulait pas attendre plusieurs années pour disposer d'un système unique de mesure de la performance.

PublicitéNous avons donc décidé d'adopter une approche par la data et, pour cela, de monter notre propre plateforme. Pour commencer, la data destinée à cette plateforme est sourcée à partir de tous nos ERP hétérogènes, avec un MDM [master data management] et une gouvernance aux règles très strictes. Nous voulions absolument partir des données sources des métiers et non de celles traitées dans la BI par exemple, pour disposer de la traçabilité des data et de KPI de pilotage avec un EPM Oracle - anciennement Hypérion -.

Où en êtes-vous de la récupération des données dans votre plateforme ?

Nous avons d'abord réalisé un travail de modélisation pour standardiser les données par rapport à une simplification d'usage. Nous pouvions avoir 5 fois la même fonction sous 5 formes différentes dans 5 TMS, par exemple. Ensuite, nous avons commencé par remonter les données financières, car c'était la demande de notre DG et le premier cas d'usage. Mais nous continuons d'injecter progressivement les data issues de toutes les applications du groupe pour obtenir une vraie approche globale. Aujourd'hui, toutes les data finance, CRM et RH sont dans la plateforme, ainsi que 60 à 70% de celles des TMS et la moitié de celles des WMS.


« Avec le recul, si nous n'avions pas monté cette data platform, nous n'aurions pas du tout la flexibilité que nous avons pour nos projets. Y compris le projet SAP repoussé. » (Photo : Thomas Léaud)

L'avantage majeur, c'est que nous analysons l'ensemble des activités du groupe sans changer les systèmes sources. Et ce, avec un investissement bien moindre que le projet SAP. Nous ne l'avons pas mesuré exactement, mais nous l'avons réduit d'un facteur de un à dix ! Et nous n'avons pas abandonné SAP pour autant. C'est même un de nos sujets majeurs pour 2025. Nous avons commencé à travailler dessus il y a 2 ans et nous préparons le pilote pour juin 2025, avant un déploiement dans le monde entier qui durera au moins 4 ans. Avec le recul, si nous n'avions pas monté cette data platform, nous n'aurions pas du tout la flexibilité que nous avons pour nos projets, y compris celui-là, car toutes nos données financières sont propres, dans la data layer groupe. Or, une grande part des projets SAP retardés ou en échec le sont à cause de la migration des données.

Cette data platform est-elle aussi un levier pour la déclinaison numérique du nouveau plan stratégique Ambition 2027 présenté en décembre ?

Oui, ce 3e plan stratégique est uniquement orienté vers la croissance, donc vers les clients. On parle croissance du revenu, cross selling [vente d'offres complémentaires NDLR] et conquête de nouveaux clients. Du côté numérique, cela se traduit d'abord par le projet MyGeodis.com, une plateforme e-commerce unifiée pour le groupe. Aujourd'hui, nous avons autant de portails que de métiers et d'entreprises que nous avons achetées. Un client qui a besoin de freight forwarding [activité de commissionnaire, qui assure la coordination du transport international] va devoir passer par un portail, mais s'il veut aussi du « dernier kilomètre », il doit passer par un autre portail. L'objectif du portail groupe unique, c'est de donner un compte unique à chaque client pour qu'il suive la totalité de son activité avec nous, quel que soit le moyen de transport, le pays de départ ou d'arrivée, etc. Le client n'aura plus affaire qu'à un seul interlocuteur, via un seul portail.

Ce portail unifié répond-il aussi à votre volonté d'élargir votre base clients, à de plus petites structures notamment ?

Oui. Nous sommes très bons pour garder nos clients, qui sont plutôt de grandes entreprises, mais nous avons plus de mal à en conquérir de nouveaux, plus petits. Pour les attirer, nous voulons donc leur proposer un parcours 100% digital. Lorsqu'une entreprise qui n'est pas encore cliente de Geodis veut transporter 10 palettes en France, par exemple, nous lui proposons les prix pour différents modes de transport en fonction de la rapidité, des émissions de CO2, etc. L'entreprise réserve et suit le transport de ses marchandises en ligne jusqu'à l'arrivée et fait donc 100% de sa transaction sur une seule et même plateforme en ligne.

Mais le portail nous aide aussi pour le cross selling [vente de plusieurs services complémentaires]. Certains clients ne connaissent pas toutes nos offres. Et si l'un d'entre eux veut faire du freight forwarding entre la Chine et les États-Unis, par exemple, il va faire appel à nous pour acheminer ses conteneurs jusqu'à Los Angeles, mais pour aller jusqu'à Chicago, il va choisir un transporteur américain. Or, nous assurons aussi ces prestations ! Avec un portail unique, nous pourrons leur donner l'ensemble de ces informations.

Quels sont les enjeux IT derrière l'unification de ces portails, et quel rôle y joue la plateforme data ?

Il y a deux modèles d'intégration quand on achète une entreprise, et qu'on hérite entre autres de son portail e-commerce. La première, c'est de monter une nouvelle plateforme, et d'absorber celle de l'entreprise achetée, de le faire disparaître. La seconde, c'est de conserver tout l'ADN de la structure d'origine, y compris son portail.

Nous avons choisi la seconde voie. La première brique mise en place, c'est le single-sign-on pour le client, qui n'a plus qu'un compte unique. Nous avons ouvert ce service pour le freight forwarding et la distribution express dès mars 2024. Et petit à petit, nous faisons disparaître les fonctions des portails existants pour les remonter au niveau du portail principal. Mais un élément central de cette stratégie, c'est que nous pouvons récupérer ce qui marche bien dans les portails pour en faire des fonctions groupes. C'est le cas pour le pricing du freight forwarding par exemple et de la gestion des litiges. C'est une stratégie de building blocks.

Mais au fil de son déploiement, avez-vous identifié d'autres avantages liés à cette plateforme data ?

Oui, elle nous donne une totale autonomie, par exemple, sur la mise en place des cas d'usage d'intelligence artificielle ou d'analyse de données performants. Nous ne sommes pas contraints d'adopter les briques IA de tous les gros éditeurs. Qu'il s'agisse de Salesforce, de SAP ou de Wisetech, l'éditeur de notre TMS Cargowise, qui nous démarchent avec leurs modules d'IA. Je ne veux pas augmenter notre dépendance vis-à-vis d'eux. Sans compter les coûts supplémentaires induits... Si j'utilise par exemple un module d'IA de SAP, ils nous factureront à chaque fois que nous injecterons des données tierces.

Est-ce que cette autonomie donnée par votre data platform vis-à-vis des grands éditeurs vous donne également plus de poids dans la renégociation de contrats par exemple ?

Tous ces grands éditeurs demandent à leurs commerciaux de « faire » +30% chez tous leurs clients. Par exemple, nous déployons le CRM de Salesforce depuis 2 ans et demi, mais nous avons progressivement rationalisé nos organisations et nous avons besoin de moins de fonctions. Justement parce que nous utilisons notre plateforme data. Nous leur avons expliqué et, non seulement ils ne l'ont pas accepté, mais ils ont essayé au contraire d'ajouter des éléments, comme des fonctions d'IA, dont nous n'avons pas besoin, dans le cadre de cette augmentation du tarif. Même chose avec Microsoft, qui annonce intégrer Copilot dans Office 365, en obligeant tout le monde à le payer. Or en étant dans une industrie à très faible marge comme la logistique, je ne peux pas voir le coût de mon IT bondir de 30%. Je ne peux pas aller voir les métiers, en particulier la route, qui font 1 à 2% de marge, et leur annoncer cela. On tuerait l'activité.


« Nous pourrions sérieusement considérer de reprendre les développements internes [...] y compris d'un CRM ou d'un TMS » (Photo : Thomas Léaud)

Jusqu'à maintenant, notre objectif était de ne pas augmenter l'empreinte financière de l'IT, voire de la réduire, mais aujourd'hui, nous nous posons très sérieusement la question de reprendre des développements internes. Nous considérons qu'avec la data platform et les outils que nous avons mis en place, nous pourrions y arriver.

Est-ce que cela vous coûterait moins cher de développer un CRM en interne ?

Oui. Ou un TMS. Car la question se pose de la même façon avec Cargowise One de l'éditeur australien Wisetech, qui a un monopole sur le marché de la logistique. Eux non plus ne respectent pas les contrats, qui ont pourtant a été signés. VMware a été le premier à le faire au grand jour, sans se cacher, mais je suis convaincu que tous les éditeurs vont suivre. C'est ce que nous vivons au quotidien au moment des renouvellements de contrats logiciels depuis trois ans. Nous sommes face à des gens en situation de monopole qui se comportent comme VMware.

Et, finalement, votre data platform s'est également révélée un avantage majeur dans cette situation

Exactement. Et je conseillerais vraiment à tout le monde de s'affranchir des éditeurs comme nous l'avons fait en reprenant la main sur nos données. Ce sont nos données. Or, quand elles sont dans SAP, ce sont les données de SAP. Et si nous voulons y accéder, nous devons payer. Parfois même plusieurs fois.

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