Eclairer la stratégie numérique, "chemin faisant"
Du monde ordinaire au "monde 2.0", l'équilibre affectif/raison est bouleversé. Et les conséquences sur les systèmes d'information sont importantes.
PublicitéOn baigne dans l'éphémère et les passions
Du temps des terminaux 3270 IBM, et même du Macinstoh (Apple) en 1984, personne n'aurait pensé un seul instant que trente ans après, des milliards de clics sur le bouton "j'aime" d'un réseau social auraient tracé les préférences, les émotions et les goûts d'utilisateurs passionnés. A en croire les témoignages qui nous parviennent, le besoin d'être présent sur la Toile, d'y exister par une identité reconnue (voire plusieurs), d'y trouver peut être des opportunités d'emploi, de relations, de création d'entreprise, d'intégration ou d'évolution de soi font de la culture du partage une nouvelle manière d'être. Narcisse ne se regarde plus seulement dans son miroir mythologique mais dans l'internet qui est devenu le miroir universel. Celui-ci reflète les profils de près de 2 milliards d'individus connectés et trace leurs comportements, leurs besoins et leurs envies. Dans le même temps, au sein de l'organigramme, les jeux de pouvoir entre les individus, sur fond d'individualisation des valeurs, drainent des passions que la raison ne saurait afficher et reconnaître publiquement (pour paraphraser Pascal).
Le socle de ces comportements numériques est l'outil informatique, la téléphonie, l'audiovisuel et le réseau. Il existe deux modèles comportementaux :
- Le modèle 1 qui s'inspire de l'ère de la stabilité des outils. Dans la mythologie grecque, Héphaïstos, le dieu des forges avait pour outil l'enclume, le marteau et le feu. André-Charles Boulle avait ses rabots, les ciseaux, les scies dans son atelier d'ébénisterie qu'il gardait affectueusement. Alan Turing et sa machine ont donné le coup d'envoi des calculateurs universels et de l'informatique. Ils ont tous les trois un point commun : leur attachement à l'outil fixe et le sentiment d'appartenance à leur 'entreprise' et leur passion pour leur métier.
- Le modèle 2 est celui de l'information et de la communication. Hermès qui fut le messager des dieux, l'inventeur des poids et mesures, le gardien des carrefours et des routes règne aussi sur les autoroutes de l'information. L'information y circule non seulement à vive allure avec l'augmentation de la bande passante, mais l'innovation technique pour l'innovation technique génère dans sa course folle des objets numériques jetables. On les « aime de manière fugace et légère, puis on les jette». La réparation disparaît. On renouvelle ces objets. On s'y attache vite et on s'en détache aussi vite. L'internet des objets se développe sur un socle technique en changement constant : par exemple, nous ne savons pas le modèle de smartphone qui sera dans notre poche dans six mois. Nous faisons des paris, comme au poker, sur le prochain modèle déjà à demi annoncé par un fabricant. L'éphémère, le reproductible consommable nous donnent le sentiment d'être libérés de nos anciens attachements dans la durée (cf. "l'irrésistible ascension de l'éphémère" selon www.ipsos.fr - 9 juin 2010) . L'homme nomade se dit émancipé grâce à ces artefacts mobiles puissants en poche qu'il arbore comme des signes de sa réputation. Ils le séduisent et le dérangent en même temps. Il en est le maître et l'esclave.
PublicitéLe consumérisme prolifère, jusqu'à quand et jusqu'où ?
Le « consumérisme informationnel » via le web du modèle 2 modifie radicalement les règles du jeu (amortissements, priorités, justifications, etc.). Le rapport entre le budget informatique et le chiffre d'affaires au sein de l'étude des « frais généraux » est encore persistant car le poids des investissements informatiques et des dizaines de milliers de postes de travail au sein des grandes organisations est un sujet central. Mais sommes-nous au début du guet ou à mi chemin ? Le monde du « cloud » est-il en train de profiler de nouvelles perspectives ?
En même temps « le consumérisme relationnel » est un sujet de débat. Tout est devenu consommable jusqu'à ... ses « amis ». Par exemple, un « ami » via le web, ça ne coûte pas cher. En effet, il est devenu possible de louer un ami à « seulement à partir de 10 dollar l'heure » [sur RentAFriend.com ]. Il y aurait, à en croire ce site (lu le 8 juillet 2013), 513. 782 « amis » qui attendraient d'être loués. On a l'embarras du choix, comme au supermarché (nous sommes loin du modèle 1 de l'Amitié entre Montaigne et La Boétie...). Si on loue au lieu d'acheter, si le nomadisme devient à la portée de tous, si des logiciels non propriétaires et l'innovation collaborative se propagent, quelles en seront les conséquences à terme sur la manière d'investir et de s'investir ?
Au-delà de la réflexion philosophique qui dépasse le périmètre de cet article (et que nous pourrions entamer ultérieurement si le besoin s'en fait sentir), les entreprises qui veulent promouvoir la culture numérique et qui investissent dans un monde régi par le modèle 2 ont-elles encore des traces du modèle 1 comme cette grande entreprise qui nous affirma en juin 2012 : « Nous offrons à nos collaborateurs sur le terrain un smartphone afin qu'ils soient connectés et que l'information circule librement. Ce choix managérial les valorise car ils sont fiers d'avoir en main le dernier modèle de smartphone que nous leur offrons ». Comment relier ces cultures existantes ?
La stratégie d'entreprise se définit « chemin faisant »
La stratégie d'entreprise se définit « chemin faisant »
Il en découle plusieurs commentaires :
1 - La stratégie d'entreprise doit s'effectuer chemin faisant et ce changement de méthode nous oblige à accorder à la boucle de récurrence (qui va au-delà des tableaux de bord de la DSI) une importance cruciale. Mais force est de constater que dans les schémas directeurs SI, le modèle 1 persiste et la boucle de récurrence se limite à l'actualisation périodique du schéma directeur, selon des procédures réglées à l'avance. La démarche stratégique y est descendante, top down, déterministe, attachée aux croyances immuables, régie par la raison et les « bonnes pratiques » et se veut stable dans la durée.
2 - Cependant la réalité dément les prévisions (cf. les prévisions de croissance dans plusieurs pays en Europe, démenties par les faits puisque la récession se répand ). Le second principe de Descartes, à savoir « diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre » (Discours de la Méthode, René Descartes, Ed. Flammarion) se trouve confronté à la complexité du règne des passions. L'adaptabilité de l'organisation, des systèmes d'information et de communication et des personnes au service de l'innovation responsable devient donc une nécessité guidée par l'action. Mais dans celle-ci il y a un mélange de raison et de passions qui se dévoilent grâce aux médias sociaux. On ne peut plus diriger les hommes comme avant. Le paradoxe et l'ambiguïté dans l'action adaptable résident dans le fait que les équipes concernées (SI, Métiers internes, SSII, Consultants, ...) doivent être motivées, attachées à leurs missions, leurs rôles, leurs places, leurs outils et en même temps détachées, libérées des contingences tout en respectant les engagements. Comment gérer ce paradoxe lorsqu'on est manager ?
3 - Les marqueurs de l'efficacité et de performance du modèle 1, sur lesquels furent fondés le contrôle de gestion et la comptabilité voient émerger des « marqueurs de substitution » c'est-à-dire les passions. Raison et passion prennent le contrôle des comportements. La mise à l'épreuve de la stratégie du modèle 1 au contact non plus des connaissances mais des « ressentis » met en difficulté l'analyse causale même si les prévisions continuent à être entendues car il existe des tendances lourdes comme qui a ses limites face par exemple, l'essor rapide des tablettes, et la "fin de la suprématie du PC" (cf. : Prévision Gartner, Le Monde, 31 mai 2013). Mais la logique du modèle 2 est celle de l'information concourante. La démarche coopérative mise en oeuvre jusqu'à ce jour par de nombreuses organisations a-t-elle permise de tirer les leçons des approches du type "essai-erreur", pourtant fort anciennes (cf. le Prix de l'Excellence (1983) - Thomas Peters et Robert Waterman, chapitre 4, InterEditions) ?
Quelles alternatives doit-on choisir ?
Le terrain de jeu de l'entreprise ressemble à celui d'un « jeu de poker ». En nous inspirant de Antonio R. Damasio (L'erreur de Descartes, Odile Jacob, P. 287), Il s'agit en effet pour le décideur et l'entrepreneur d'un jeu chargé de perspectives de gains mais aussi de risques. Il y a un mélange de raisons et de passions. De son côté, le concepteur de systèmes d'information doit se doter de bonnes compétences en négociation, chemin faisant du projet opérationnel, car tous les besoins ne peuvent être exprimés en amont. Certains responsables ne savent même pas ce dont ils ont réellement besoin...
Il existe trois alternatives possibles :
1 - La première consiste à vivre 'dangereusement' et à prendre des risques, parfois 'tous les risques'. L'intuition, le pari y règnent même si on sait que personne n'a une connaissance sur l'ensemble des cartes du jeu, ni sur l'ensemble des motivations des acteurs qui jouent. Les essais-erreurs permettent d'enrichir l'expérience, laquelle nourrit la stratégie chemin faisant, l'adaptabilité, l'innovation, etc. Cependant, force est de constater que : « Seuls 5 % des ingénieurs français osent créer leur entreprise et le Massachussets Institute of Technology (MIT) dépose deux fois plus de brevets que ParisTech, alors qu'il compte deux fois moins d'étudiants et deux fois moins de chercheurs (...) notre pays a pris la décision, nécessaire et courageuse en période de crise, d'investir massivement dans son enseignement supérieur et sa recherche (...) Faire des élèves-ingénieurs une pièce maîtresse de la recherche et de l'innovation dans notre pays. » (http://www.institutmontaigne.org, 08 Février 2011, écrit par Maylis Brandou).
2 - La seconde consiste à être trop prudent, voire immobile. Chacun se cache alors derrière ce qui semble relever de sa raison, du raisonnable, persiste dans ses erreurs sans en tirer les enseignements alors que le monde change.
3 - La troisième se trouve au point d'intersection des deux précédentes : il s'agit de la « cogouvernance » de l'information (www.cogouvernance.com) qui tente d'intégrer le modèle 1 et le modèle 2 et qui construisent l'avenir en faisant l'apprentissage de la complexité. Passion et raison ont besoin de dialoguer. Par conséquent, qui animera ce dialogue, sachant comme nous le savons tous, animer est emprunté (1358) au latin animare, dérivé de anima qui signifie "souffle de vie" ?
Article rédigé par
Gérard Balantzian, Auteur et conférencier
Pionnier dans le domaine du management et des systèmes d'information depuis 1982, Gérard Balantzian a initié en France le développement des schémas directeurs, de la cogouvernance® et des pratiques coopératives de transformation des systèmes d'information. Il a dirigé pendant plus de 20 ans l'antenne parisienne de l'Université de Technologie de Compiègne (IMI - Institut du Management de l'Information). Conférencier international, il est également auteur de nombreux articles dans la presse spécialisée.
Livres de Gérard Balantzian :
Aux éditions Masson : Les schémas directeurs stratégiques (1982, 1988, 1992) ; L'évaluation des systèmes d'information et de communication (1988) ; Aux Editions d'Organisation : L'avantage coopératif (1997) : Les systèmes d'information : art et pratiques (collectif) en 2002 ; Tableaux de bord pour diriger dans un contexte incertain, (collectif) en 2005 ; Aux éditions Dunod : Le plan de gouvernance du S.I. (2006, 2007, 2011) ; Aux éditions Hermès Lavoisier : Gouvernance de l'information pour l'entreprise numérique (2013).
Site de l'auteur : www.cogouvernance.com
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