« Droit à l'oubli » contre liberté d'expression : les moteurs de recherche dans la tourmente
Le statut juridique des moteurs de recherche va être examiné par la justice européenne dans les premiers mois de 2013. Leur modèle pourrait être remis en cause. Cet article a été rédigé par Yann Padova, Senior Counsel, Baker & McKenzie avec la participation de Denise Lebeau-Marianna, Avocat au Barreau de Paris, Baker & McKenzie.
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Quel est le statut juridique des moteurs de recherche, outils devenus incontournables pour la recherche d'informations sur la toile ? C'est à cette question complexe que va notamment devoir répondre la Cour de Justice de l'Union Européenne (la "CJUE") en 2013. On entendra ici par moteur de recherche les services qui, à partir d'une requête, référencent automatiquement les pages web à l'aide d'un programme appelé spider ou robot et restituent le résultat sous la forme d'une liste de liens vers les sites Internet ainsi identifiés.
L'affaire à l'origine de cette question oppose M. Costeja à Google. L'intéressé s'est aperçu qu'en tapant son nom sur le moteur de recherche, deux résultats renvoyaient vers des pages d'un journal mentionnant la mise aux enchères d'une propriété saisie pour non-paiement des cotisations sociales. M. Costeja a saisi l'Autorité espagnole de protection des données personnelles d'une plainte à l'encontre du journal et de Google. L'Autorité rejeta la demande de M. Costeja à l'encontre du journal au motif que la publication était légale et bénéficiait de la protection du droit à l'information. Toutefois, l'Autorité fit droit à sa demande à l'encontre de Google et lui ordonna de retirer les liens de sa page de résultats.
Cette affaire est symptomatique du début d'une tendance en Europe qui transforme la réglementation de la protection des données en un instrument au service de la suppression d'informations jugées inconvenantes par les personnes concernées. Ces demandes, qui présupposent l'existence d'un « droit à l'oubli », s'adressent aux moteurs de recherche qui ont indexé le contenu litigieux davantage qu'au site à l'origine de celui-ci. Les moteurs de recherche se trouvent ainsi progressivement investis de missions qui ne sont pas les leurs à l'origine : celle de réguler le contenu de l'Internet et celle de faire droit aux demandes des personnes dès lors que le contenu litigieux est seulement désobligeant ou polémique, quand bien même serait-il légal. Ils se trouvent ainsi à la confluence de plusieurs droits difficiles à concilier : la protection des données, le droit à la vie privée, la liberté d'expression.
La première question à laquelle la CJUE devra répondre sera de savoir si un moteur de recherche traite des données à caractère personnel en tant que telles. En effet, un moteur est un robot qui indexe de façon indifférenciée tous les contenus existants sur le web, qu'il s'agisse d'images, de noms communs, de lieux et de données personnelles. Pour pouvoir répondre à cette question par l'affirmative, il faudrait donc que chacun puisse « dissocier », au sein du service offert, selon la nature des données indexées, ce qui ne serait pas sans difficultés. C'est néanmoins la voie que semble avoir choisie le Groupe des « CNIL » européennes qui a distingué, dans un avis de 2008, entre les différentes activités des moteurs pour pouvoir identifier la présence, ou non, d'un traitement de données et d'un responsable de traitement.
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Si la CJUE considère que les moteurs de recherche traitent des données personnelles, elle devra alors répondre à une seconde question à savoir : les moteurs de recherche sont-ils les « responsables » de ces traitements au sens de la Directive de 1995 sur la protection des données personnelles ? En effet, le responsable est celui qui « détermine les finalités et les moyens du traitement de données à caractère personnel ».
Au regard de cette définition, les auteurs sont les responsables de traitement des contenus dont ils sont à l'origine. En revanche, en indexant ces contenus sur lesquels le moteur de recherche n'a aucune maîtrise, peut-il également être considéré comme responsable de traitement ? Plusieurs autorités et juridictions ont tenté de répondre à cette question.
Ainsi, dans son avis de 2008, le Groupe des "CNIL" européennes a considéré que, dans le cadre de la seule activité de recherche et d'indexation, "les responsables principaux sont les fournisseurs d'informations", les moteurs étant qualifiés "d'intermédiaires". Cette notion "d'intermédiaire" est intéressante, car elle reflète la réalité fonctionnelle des moteurs, mais force est de constater qu'elle n'est pas définie par la Directive.
Certaines juridictions françaises ont répondu par l'affirmative à cette question, développant en cela une analyse comparable à celle de l'Autorité espagnole. Il en est ainsi de la Cour d'Appel de Montpellier qui, statuant en référé (c'est-à-dire sans débat au fond), a considéré le 29 septembre 2011, que Google est un responsable de traitement et a fait droit à la demande de désindexation de pages Internet. Il s'agissait, d'une personne, ayant participé à des scènes de vidéo tendancieuses rendues accessibles par une recherche à partir de son nom.
D'autres juridictions se montrent plus réservées. Tel est le cas du Tribunal de Grande Instance (TGI) de Paris qui, saisi de faits similaires, a certes condamné Google à retirer des liens de sa page de résultats mais en invoquant le fondement du régime de responsabilité des intermédiaires techniques de l'Internet, en l'occurrence celui "d'hébergeur" défini par la loi pour la confiance dans l'économie numérique de 2004. En effet, cette loi prévoit qu'un intermédiaire technique assurant le stockage est responsable du contenu qu'il héberge uniquement si, étant informé de son caractère litigieux ou illégal, il n'agit pas promptement pour le retirer, causant ainsi un trouble manifestement illicite. C'est d'ailleurs l'absence de contrôle sur le contenu indexé qui a conduit le juge à qualifier « d'hébergeur » le moteur de recherche et non de « responsable » de traitement.
Le fait que le juge écarte cette notion est intéressant : il signifie que le droit des personnes, ainsi que le respect de leur vie privée et de leur réputation, peuvent être protégés sans nécessiter un passage obligé par la présence d'un « responsable » de traitement.
A l'inverse, certaines juridictions se sont montrées plus audacieuses. Le 12 octobre 2009, (...)
A l'inverse, certaines juridictions se sont montrées plus audacieuses. Le 12 octobre 2009, le TGI de Paris a écarté l'application de la Directive de 1995 au motif qu'elle pourrait porter atteinte à la liberté d'expression en permettant à des personnes de s'opposer à la diffusion de contenus sur Internet.
On le voit, la question du statut juridique des moteurs fait débat. C'est ce débat que pourrait clore la CJUE....à moins que sa décision n'en ouvre un autre, plus pratique celui-ci. En effet, si elle décide que les moteurs de recherche sont des responsables de traitements de données à caractère personnel, comment leur appliquer l'ensemble du régime juridique et les obligations en découlant ? Comment pourront-ils permettre aux personnes concernées d'exercer leurs droits d'opposition, de mise à jour et de rectification de leurs données alors même que les moteurs ne sont pas à l'origine de leur publication? Comment concilier la visibilité des articles de la presse en ligne et les demandes individuelles de leur suppression dans les résultats des moteurs de recherche ?
Article rédigé par
Yann Padova, Membre de la Commission de Régulation de l'Energie (CRE)
Yann Padova est membre de la Commission de Régulation de l'Energie (CRE), en charge des questions relatives à la protection des données personnelles.
Il a été Senior Counsel au sein de l'équipe Technologies de l'Information, Communication et Data Privacy du cabinet Baker & McKenzie à Paris du 1er octobre 2012 à début 2015. Auparavant, il a été Secrétaire Général de la CNIL entre 2006 et 2012 après avoir été pendant 7 ans administrateur à la Commission des Lois de l'Assemblée nationale en charge du droit de l'informatique, des nouvelles technologies et du droit pénal.
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