Tribunes

Concentration des acteurs de l'informatique : suite mais pas fin !

Concentration des acteurs de l'informatique : suite mais pas fin !

J'ai déjà abordé à plusieurs reprises, notamment dans mon livre « La société de l'information », l'évolution du positionnement des grandes entreprises qui dominent le monde des technologies de l'information. Il me paraît en effet primordial, comme dans les autres secteurs économiques, d'analyser la stratégie industrielle des acteurs au moins autant que d'étudier leurs produits. C'est une chronique mouvante tant les nouvelles sont abondantes sur ce marché puissant et en constante recomposition.

PublicitéL'informatique est avant toute autre considération une industrie puissante qui a crée un marché attractif et rémunérateur. Née dès son origine pour se développer au plan mondial, l'informatique a connu une croissance continue en maîtrisant habilement la demande par un mélange efficace d'innovation, de marketing et de politique commerciale. Elle a contribué à la globalisation de l'économie et en a été un des principaux bénéficiaires. Les acteurs qui la constituent ont réussi a conserver le contrôle de leurs revenus, alors que ce privilège a volé en éclat depuis longtemps dans la plupart des secteurs industriels. Seule l'émergence du web a commencé, depuis moins de dix ans, à ébranler ce modèle efficace. L'industrie « ancienne » de l'informatique est menacée par les jeunes pousses issues du web qui ont contourné les verrous techniques et culturels de l'informatique professionnelle et du marché d'entreprise à entreprise. Elles s'appuient pour cela sur le marché grand public, avide de standardisation et d'innovation, et surtout dégagé des contraintes de l' inertie d'une base installée. La question centrale aujourd'hui est de comprendre le jeu stratégique des « majors » de l'informatique, nés avant le web, qui demeurent les principaux interlocuteurs des directions informatiques et systèmes d'information des entreprises. Un renforcement vertical Il est clair aujourd'hui que depuis 2005 les leaders du marché informatique mondial poursuivent sans répit un intense programme d'acquisitions qui renforce leur taille et leur puissance. C'est un processus ancien qui a façonné l'histoire de cette industrie où les leaders captent en les absorbant le talent des innovateurs tout en éliminant ainsi de futurs concurrents potentiels. Mais désormais les leaders ne recherchent plus seulement la taille dans leur métier de base, mais aussi une diversification vers les autres métiers des technologies de l'information en accroissant la taille de leurs prises pour proposer d'emblée au marché une offre intégrée. Ainsi on tend à sortir du modèle précédent que j'avais qualifié « d'oligopole de couche », caractérisé par l'existence d'un acteur largement dominant par type d'offre horizontale tout en maintenant un foisonnement de solutions de niches. Ainsi chaque domaine disposait d'un leader et d'acteurs alternatifs : poste de travail, système d'exploitation, applications bureautique, réseau, middleware, applications généralistes (ERP) ou spécifiques. Par rapport à cette structuration historique du marché, on observe un changement majeur qui marque une nouvelle étape de la maturation de l'industrie des produits et services informatiques. Le mouvement de concentration, initié autour de 2005, s'accélère depuis 2007. Il tend à verticaliser l'offre, chaque grand acteur cherchant à disposer des capacités de répondre à l'ensemble de la demande. Par ce mouvement, ils cherchent évidemment à protéger leurs revenus en les rendant récurrents, ce qui constitue la force des éditeurs, mais aussi à se préparer à contrer ou exploiter d'autres modèles, comme le libre et l'informatique distribuée, la fameuse nouvelle informatique du nuage. Plus que d'une stratégie de concurrence entre majors de l'informatique, on peut penser que ces grandes manoeuvres de concentration sont surtout la riposte d'une industrie classique qui voit à terme s'effriter ses ressources et qui cherche à conjurer cette menace. L'informatique du nuage, évolutive, légère, et souvent gratuite, est le modèle natif du web. Sa séduction est incontestable sur les nouvelles générations qui n'ont connu que ça et peinent à imaginer l'informatique d'avant, fractionnée, propriétaire, lente et coûteuse. Inexorablement, la base historique des « majors » s'effrite et ses supporters disparaissent des cercles de décision. L'industrie classique doit réagir, mais pour protéger son modèle, elle ne peut que chercher à continuer à grossir. Elle en a encore les moyens. Le mercato de l'informatique mondiale Depuis le 1er janvier 2007, les leaders ont procédé à une vague spectaculaire d'acquisitions pour des montants considérables. Cette frénésie d'opérations a modifié la physionomie du secteur en réduisant le nombre d'acteurs indépendants sans nécessairement rendre pour le moment l'offre plus lisible. Oracle a procédé a 25 acquisitions en deux ans dont la plus surprenante est celle opérée en avril 2009 pour 7,4 milliards $, de Sun Microsystems à la fois fabricant de matériel et éditeur d'outils logiciels. Cette oipération couronne une longue série car Oracle a déjà acquis PeopleSoft pour dix milliards de dollars en 2004 , Siebel en 2005 pour 6 milliards $, Hyperion en 2007 pour 3 milliards et enfin en 2008 BEA Systems ( 7,8 milliards $). IBM ( 103 milliards $ de chiffre d'affaires) a acheté 20 compagnies, dont cinq dans le service et quinze dans le software, pour 5 milliards $. La plus grosse acquisition est l'éditeur de solutions décisionnelles, Cognos pour 5 milliards $. SAP a acheté Business Objects ( 6,7 milliards $) pour disposer également d'une offre décisionnelle intégrée. Des grands acteurs pionniers des solutions décisionnelles seul SAS a réussi à maintenir son indépendance... L'évolution d'Hewlett-Packard, qui affiche un chiffre d'affaires de 118 milliards $ est intéressante. Connu pour ses matériels, PC, serveurs et imprimantes, HP a toujours été un acteur du logiciel, notamment la supervision de réseaux. Mais sur la période HP a amorcé une diversification qu'il n'avait pas jusqu'alors réussi en faisant l'acquisition d'EDS, deuxième société mondiale du service, une de ses seize acquisitions dont sept dans le software, quatre dans les services et cinq dans le matériel. Ces acquisitions se sont élevé à 13,9 milliards $. Enfin il faut mentionner Cisco Systems qui réalise un chiffre d'affaires de 40 milliards $. Cette firme est connue pour la qualité de sa stratégie d'acquisition, qui est le moteur de sa croissance. En deux ans Cisco a procédé à dix-neuf acquisitions pour 3,2 milliards $ essentiellement dans le logiciel. Cisco qui grâce a ses routeurs a construit le succès d'internet cherche aujourd'hui à développer son empreinte dans les usages, notamment avec WebEx communications, leader des services de téléconférences, et ambitionne de capter une partie du prometteur marché domestique du stockage numérique. Microsoft a échoué dans sa tentative - à 44 milliards $ ! - de contrer Google en rachetant Yahoo ! pour prendre le leadership sur le marché de la publicité sur internet, qui même frappé par la crise, est prometteur sur le long terme grâce à la convergence des médias vers internet. Néanmoins Microsoft est également très actif sur le marché des acquisitions; on dénombre une trentaine d'acquisitions peu spectaculaires mais sur des outils spécifiques en 2007-2008. Microsoft a ainsi engagé depuis plusieurs années une véritable transformation en sortant de sa logique mono-produit "OS+ bureautique" pour entrer dans le monde applicatif et les bases de données, mais aussi en venant concurrencer Cisco, par exemple, dans les solutions de communication sur IP comme le webconferencing et la téléphonie avec son offre intégrée OCS. Et au-delà ? Cet activisme d'achats traduit d'une part la bonne santé du secteur, qui pourrait néanmoins être rattrapé par l'intensité de la crise aux Etats-Unis, et d'autre part une intensification de la rivalité entre grands tout en asséchant la diversité de l'offre. Chaque acteur sort du secteur où il avait bâti sa notoriété et sa prospérité pour affronter les autres sur leur territoire où ils doivent faire leurs preuves. Larry Ellison a ainsi déclaré qu'avec Sun, Oracle était désormais la seule entreprise capable de concevoir l'intégralité d'un système d'information, de l'application au disque. Ce mouvement conduit à s'interroger sur les chances des autres acteurs de conserver leur indépendance. EDS, leader indépendant du service, avait ainsi instauré une alliance, assez lâche toutefois, avec Dell, Sun et EMC notamment pour être en mesure d'offrir à ses clients une solution globale. On comprendra qu'un des premiers objectifs d'HP a été de pousser ses propres matériels chez les clients d'EDS au détriment de ses partenaires antérieurs. Ainsi on peut penser que l'indépendance de Dell pourrait être compromise, à moins qu'à son tour Mickaël Dell n'entreprenne une campagne d'achats dont il pourrait avoir les moyens. Ce mouvement des « vieux acteurs » de l'informatique va-t-il cesser faute de proies accessibles et de gains prouvés ? On sait que l'achat d'une entreprise informatique de grande taille est un exercice difficile, qui mobilise des ressources rares notamment l'énergie et l'attention des dirigeants au détriment de leur capacité de réaction. Les logiques techniques d'intégration de logiciel sont aussi complexes et ne génèrent pas les gains attendus immédiatement. L'addition des portefeuilles client ne se fait pas de façon simplement arithmétique. Les clients peuvent avoir le sentiment de se sentir piégés par la limitation croissante des rares zones de liberté qui leur restent et, faute d'innovation majeure, se replier sur les solutions antérieures éprouvées comme on a pu le constater avec l'échec de Vista en entreprise. Il faut aussi souligner que le coût élevé de gestion interne de ces vastes organisations transnationales et leur nécessaire monolithisme sont la contrepartie de leur gigantisme et ne facilitent ni l'innovation, ni l'adaptation fine aux besoins des clients. Dans l'ombre de ces géants, des acteurs plus agiles peuvent se développer en misant sur la carte de la créativité. Cette course à la taille séduit plus les CIO américains que leurs homologues européens, plus soucieux d'indépendance et surtout habiles dans leur aptitude à choisir et assembler des solutions « best-of-breed ». Ceci va devenir toutefois un exercice de plus en plus difficile, faute de disponibilités à terme de compétences internes, mais aussi faute d'une offre indépendante, innovante et séduisante. L'informatique professionnelle, incontestablement, se fragmente en quatre blocs: - Les poids lourds historiques sont en train de construire une offre intégrée "clefs en mains" , dont le degré d'intégration verticale applicative est potentiellement le plus poussé chez Oracle mais qui n edispose pas (encore ?) de l'arme du service fort utile à IBM et sûrement demaiin à HP - Les acteurs plus pointus dans leur offre actuelle comme SAP, Microsoft, Cisco tendent à sortir de leur champ historique pour, peut-être, tenter de rejoindre le premier groupe - Les éditeurs spécialisés, comme Dassault Systems pour la conception, très liés au métier dominant de l'entreprise , et qui doivent parfaitement se connecter aux systèmes d'information de type régalien - Les nouveaux venus du web qui ont l'ambition de devenir les fédérateurs du nuage de demain, menés par Google et des nouveaux venus prometteurs, comme salesforce.com, ou des acteurs nés intégrés comme Amazon et eBay qui mettent leur compétence verticale au service d'entreprises Pour être complet il faut mentionner les solutions alternatives de l'Open-Source, classement qui n'est pas pur tant on sait qu'IBM est un acteur majeur du libre comme Oracle pourrait le devenir en maintenant la logique initiée par Sun. Le libre en fait se surimpose à l'image des trois blocs. Le monde de l'informatique répugne autant aux classifications qu'aux normes. Tout peut encore se produire. Il y a encore du cash disponible dans ce secteur riche et la créativité en matière d'assemblage stratégique ne se ralentit pas. On peut une fois encore déplorer que l'Europe, absente, divisée, muette, n'ait plus les moyens de jouer une partition autonome dans ce concert de géants, dominé par les Etats-Unis. Mais il paraît évident que la lutte engagée sera d'autant plus violente que le marché des entreprises pourrait se contracter par l'effet durable de la crise. Les DSI devront piloter de façon méticuleuse les stratégies de sortie de crise. L'investissement informatique qui a perdu son caractère intouchable, apparait aux décideurs assez peu efficace contre la crise, sauf comme poste d'économie immédiate ! La tentation est alors de laisser les systèmes fonctionner a minima, sans dépenses entraînant à terme une simplification naturelle du portefeuille applicatif par attrition. L'autre solution, plus ambitieuse, est de déclencher une migration accélérée vers des solutions moins complexes et coûteuses. Mais encore faut-il que les décideurs aient confiance dans la capacité des équipes internes et des fournisseurs à livrer le changement. La crédibilité de l'informatique peut se jouer maintenant en déclenchant un plan déconomies effectives permettant de recontruire une capacité d'investissements très sélectifs créant une valeur visible pour toutes les parties prenantes.

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