A Bercy, l'IA génère des économies, mais moins qu'escompté
La Cour des comptes évalue la pertinence économique des projets d'IA du ministère de l'Economie. Des gains significatifs sont bel et bien au rendez-vous, y compris en termes d'efficacité de l'action publique. Mais pas au niveau qu'espérait Bercy.
PublicitéDepuis 2015, le ministère des Finances teste et exploite des systèmes à base d'IA. Certains d'entre eux ont bénéficié d'une certaine exposition médiatique, comme Signaux Faibles (détection des difficultés des entreprises dès l'apparition de signes avant-coureurs) ou Fonciers Innovants (identification de biens non déclarés, à commencer par les piscines). D'autres, en revanche, sont moins connus du grand public, mais jouent un rôle non négligeable, comme le ciblage de la fraude et la valorisation des requêtes (CFVR) qui alimentent la programmation des contrôles fiscaux. Mais quel est le bilan, notamment en termes d'efficacité de l'action publique, de ces initiatives ? C'est tout l'objet d'un rapport que la Cour des comptes, publié le 22 octobre dernier.
Dans ce bilan, l'institution publique recense, au sein du MEFSIN (ministère de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique) 35 systèmes d'intelligence artificielle à fin 2023, 13 d'entre eux étant déployés ou exploités à ce jour, les autres étant au stade du projet, de l'étude de faisabilité ou de la réflexion.
Deux projets majeurs à la DGFiP
Reposant dans un cas sur deux sur des technologies de traitement du langage naturel, ces applications effectuent des analyses de textes ou de sentiments - dans 11 cas -, fournissent des prédictions - dans 10 cas - ou permettent de répondre aux questions des agents ou usagers - 4 chatbots sont ainsi en service. La lutte contre les fraudes (fiscalité, douanes, droit de la consommation) et contre le blanchiment regroupe 16 systèmes d'IA sur 35, soit 46 % du total.
D'après les éléments recueillis par la Cour, l'ensemble de ces applications à base IA ont coûté 66,3 M€ en coûts de développement sur la période 2015-2023, en totalisant les dépenses en prestations et les ressources mobilisées au sein de l'administration. Dans ce total, la DGFiP pèse lourd, 91% du total, selon les calculs de la Cour des comptes. Avec deux projets représentant l'essentiel des investissements : Foncier innovant (pour 27,3 M€) et CFVR (pour 26,5 M€).
Programmation du contrôle fiscal : l'IA remplace plus de 400 ETP
Comme le notent les Sages de la rue Cambon, ces applications affichent des objectifs divers : réduction des coûts à périmètre constant, amélioration du service rendu ou encore augmentation des volumes d'activité sans augmentation des dépenses. « Ainsi, CFVR a diminué les coûts de programmation du contrôle fiscal sans modifier le volume ou les objectifs de cette programmation. Le nombre de dossiers proposés au contrôle reste stable, mais ce résultat est obtenu en mobilisant 427 ETP de moins en 2023 par rapport à 2018 : 50 % de la programmation concernant les professionnels et 30 % de la programmation concernant les particuliers reposent désormais sur une équipe de 32 personnes assistées par le datamining, contre environ 500 personnes en 2018 », souligne le rapport.
PublicitéDe son côté, Foncier innovant a permis de générer de nouvelles recettes. En 2022, ces gains se sont élevés à 4,4 M€ de nouvelles recettes et à 5,7 M€ concernant la rectification d'impositions antérieures, sur les neuf départements ayant expérimenté le dispositif. Sur ces territoires, plus de 20 000 piscines non déclarées ont été identifiées (soit une progression de 5,7% du nombre d'installations imposables). « La DGFiP estime [...] que 40 M€ de recettes pérennes devraient être apportés par le dispositif après sa généralisation en 2023 », ajoute la Cour des comptes.
L'IA pour des tâches inaccessibles auparavant
De son côté, le robot conversationnel ClaudIA, conçu pour accompagner la généralisation de l'interface Chorus Pro à l'ensemble des fournisseurs de l'État, a permis de passer de 20 000 à 100 000 sollicitations par mois sans mobiliser d'effectifs supplémentaires. Mieux : « les gains de productivité réalisés ont été supérieurs aux besoins générés par l'extension de Chorus Pro, permettant la restitution d'emplois et une baisse des dépenses par rapport à leur niveau antérieur à l'implémentation du système d'IA », note même la Cour.
Enfin, la rue Cambon mentionne le cas de systèmes permettant « d'accomplir des tâches qui ne seraient pas réalisables à une échelle significative sans recourir à l'IA », comme la détection précoce des difficultés des entreprises avec le programme Signaux faibles ou celle des colis suspects sans ouverture de ceux-ci qu'envisage la DGDDI (Direction générale des douanes et des droits indirects). « S'ils ne libèrent pas d'emplois par rapport à la situation antérieure, ces systèmes d'IA peuvent générer des gains de productivité indirects et des économies budgétaires à moyen terme », écrivent les auteurs du rapport.
Anticipations trop optimistes
Bref, des gains sont bel et bien mesurables. Mais pas au niveau attendu, souligne la Cour des comptes. Les cinq projets visant une diminution des dépenses ont ainsi permis de dégager 20 M€ d'économies par an à partir de 2022, alors que la cible s'élevait à 46,6 M€ à cette échéance. Notons d'ailleurs que les cinq projets en question sont censés se traduire par des économies encore plus significatives en 2024, en remplaçant plus de 1 000 ETP par rapport au niveau de 2019, soit une économie de 60,7 M€ en année pleine. Dans ce total, CFVR est censé à lui seul représenter 500 ETP, 300 autres provenant de Foncier innovant.
Selon les auteurs du rapport, cet écart résulte d'un suivi incomplet des projets. Mais aussi d'hypothèses jugées « élevées et peu justifiées » des effets budgétaires des systèmes d'IA. Ces anticipations trop optimistes valent d'ailleurs aussi pour les gains de recettes fiscales, la DGFiP ayant estimé, dans un premier temps, que le projet Foncier Innovant pourrait lui rapporter 130 M€ supplémentaires par an. Un total que l'administration a divisé par plus de trois.
Attention à l'effet rebond
Par ailleurs, la Cour des comptes souligne les effets induits de la mise en production des systèmes d'IA, des effets de bord pas forcément bien anticipés par Bercy : « L'intégration d'un système d'IA au sein d'un processus déforme généralement la nature de l'activité en amont et en aval de la chaîne de travail », observent les auteurs du rapport. Exemple, une fois encore avec Foncier innovant, qui accroît la charge de travail des agents - du fait de ses capacités de traitement -, mais génère également de « nombreux faux positifs qu'il revient aux agents d'exclure du processus ».
Il s'agit là d'une concrétisation de l'effet rebond, souvent associé à l'introduction de nouvelles technologies. « Le recours à un SIA (système d'intelligence artificielle, NDLR), en diminuant le coût de la détection, conduit la DGFiP à disposer d'un plus grand nombre de biens dont la situation doit être vérifiée puis régularisée par les agents, ce qui augmente in fine la charge de travail des équipes », détaille le rapport.
Et le constat pourrait, à l'avenir, concerner également CFVR, dont les perfectionnements doivent déboucher sur le signalement d'une plus grande proportion de dossiers en situation de fraude. Donc augmenter la charge de travail des équipes, même à nombre de contrôles inchangé, « car les contrôles se traduiraient plus souvent par la détection de fraudes, le rappel de droits et les procédures contentieuses et de recouvrement qui s'y attachent ». Conclusion : pour la Cour, l'effet rebond est susceptible, dans certains cas, de consommer tout ou partie des emplois libérés par l'IA. A tel point que l'administration limite les capacités de certains outils afin de ne pas noyer ses équipes. C'est le cas pour CFVR, qui propose aux agents chargés des contrôles fiscaux un nombre de dossiers constant alors qu'il pourrait faire davantage, ou de la détection des cas de blanchiment, dont le volume est calibré sur les capacités de traitement des enquêteurs.
Repositionnement sur des tâches à plus forte valeur ajoutée ? Voire
D'ailleurs, la Cour des comptes regrette que les phases d'étude et de développement des projets du ministère se concentrent sur les aspects techniques, faisant peu de cas des implications en termes de productivité, d'emplois, de formation ou encore de conditions de travail. « La preuve de concept (PoC) technique pourrait ainsi être accompagnée d'une preuve de concept relative aux ressources humaines », suggèrent les Sages de la rue Cambon, qui aimeraient que les aspects relatifs aux gains de productivité nets attendus, aux affectations envisagées, aux effets de l'IA sur la nature des missions et aux actions envisagées en termes d'accompagnement et de formation viennent enrichir les études Mareva (Méthode d'analyse et de remontée de la valeur afin d'estimer la valeur prévisionnelle des projets de système d'information. )
Au passage, la Cour des comptes tord le cou à une idée reçue, notant que « le principe général selon lequel l'introduction d'un système d'IA permet de repositionner les agents sur des tâches à plus forte valeur ajoutée n'est pas toujours applicable, et semble être assez rarement concrétisé ». Un repositionnement de ce type n'a été documenté que dans un cas, sur les 13 SIA actuellement en production, et pour 25 agents seulement.
Article rédigé par
Reynald Fléchaux, Rédacteur en chef CIO
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